“ La création littéraire et le rêve éveillé ” S. Freud (1908)

« Ne devrions-nous pas rechercher, chez l’enfant déjà, les premières traces de l’activité poétique?   L’occupation préférée et la plus intensive de l’enfant est le jeu. Peut-être sommes-nous en droit de dire que tout enfant qui joue se comporte en poète, en tant qu’il se crée un monde à lui, ou, plus exactement, qu’il transpose les choses du monde où il vit dans un ordre nouveau tout à sa convenance. Il serait alors injuste de dire qu’il ne prend pas ce monde au sérieux; tout au contraire, il prend très au sérieux son jeu, il y emploie de grandes quantités d’affect, Le contraire du jeu n’est pas le sérieux, mais la réalité. En dépit de tout investissement d’affect, l’enfant distingue fort bien de la réalité le monde de ses jeux, il cherche volontiers un point d’appui aux objets et aux situations qu’il imagine dans les choses palpables et visibles du monde réel. » (…) « Le poète fait comme l’enfant qui joue ; il se crée un monde imaginaire qu’il prend très au sérieux, c’est-à-dire qu’il dote de grandes quantités d’affect, tout en le distinguant nettement de la réalité. Et la langue allemande, en particulier, a maintenu cette parenté du jeu enfantin et de la création poétique en appelant Spiele (jeux) celles des créations littéraires qui ont besoin de trouver cet appui à des objets palpables et qui sont susceptibles de représentations : on dit Lustspiel (comédie), Trauerspiel (tragédie), et on appelle Schauspieler (acteur) la personne qui les « Joue ». Mais de cette irréalité du monde poétique résultent des conséquences très importantes pour la technique artistique, car bien des choses qui, si elles étaient réelles, ne sauraient provoquer de plaisir, y parviennent cependant dans le jeu de la fantaisie et bien des émotions, en elles-mêmes pénibles, peuvent devenir une source de jouissance pour l’auditeur ou le spectateur. » (…) « Ainsi celui qui avance en âge cesse de jouer, il renonce en apparence au plaisir qu’il tirait du jeu. Mais tout connaisseur de la vie psychique de l’homme sait qu’il n’est guère de chose plus difficile à celui-ci que le renoncement à une jouissance déjà éprouvée. A vrai dire, nous ne savons renoncer à rien, nous ne savons qu’échanger une chose contre une autre ; ce qui paraît être renoncement n’est en réalité que formation substitutive. Aussi l’adolescent, en grandissant, ne renonce-t-il, lorsqu’il cesse de jouer, à rien d’autre qu’à chercher un point d’appui dans les objets réels ; au lien de jouer il s’adonne maintenant à sa fantaisie. Il édifie des châteaux en Espagne, poursuit ce qu’on appelle des rêves éveillés. Je crois que la plupart des hommes, à certaines époques de leur vie, se créent ainsi des fantasmes. » (…) « Il est moins facile d’observer le travail de la fantaisie chez les hommes que le jeu chez les enfants. L’enfant aussi ne joue certes que pour lui seul, ( …) ne se cache-t-il pas d’eux pour jouer. L’adulte, par contre, a honte de ses fantasmes et les dissimule aux autres, il les couve comme ses intimités les plus personnelles ; en règle générale, il préférerait avouer ses fautes que de faire part de ses fantasmes.  » (…)  » Le jeu des enfants est orienté par des désirs, à proprement parler par ce désir qui aide à élever l’enfant, celui de devenir grand, adulte. L’enfant joue toujours à « être grand », il imite dans ses jeux ce qu’il a pu connaître de la vie des grandes personnes. Il n’a donc aucune raison de dissimuler ce désir. Il n’en est pas de même de l’homme fait ; celui-ci, d’une part, sait qu’on attend de lui, non plus qu’il joue ou qu’il s’abandonne à sa fantaisie, mais qu’il agisse dans le monde réel ; d’autre part, parmi les désirs qui sont à la base de ses fantasmes, il en est qu’il est nécessaire de dissimuler ; c’est pourquoi l’adulte a honte de ses fantasmes, les sentant enfantins et interdits. » (..°  » On peut dire que l’homme heureux n’a pas de fantasmes, seul en crée l’homme insatisfait. Les désirs non satisfaits sont les promoteurs des fantasmes, tout fantasme est la réalisation d’un
désir, le fantasme vient corriger la réalité qui ne donne pas satisfaction.  » (….)  » Ce sont, soit des désirs ambitieux, qui servent à exalter la personnalité, soit des désirs érotiques. (…)  nous pouvons découvrir dans la plupart des fantasmes d’ambition, cachée dans quelque coin, la dame pour laquelle le rêveur accomplit tous ses exploits, celle aux pieds de laquelle il dépose en offrande tous ses succès. Vous voyez qu’il y a là bien des causes à dissimulation ; on n’accorde en général à la femme bien élevée qu’un minimum de besoins érotiques et le jeune homme doit apprendre à réprimer l’excès d’égoïsme qui lui reste des gâteries de l’enfance, en vue de l’adaptation à une société pleine d’individus tout aussi débordants d’ambition que lui-même. » (…)  »  Nos songes nocturnes, eux-mêmes, ne sont rien d’autre que de tels fantasmes, ainsi que nous pouvons le rendre évident par l’interprétation des rêves . Le langage, dans son incomparable sagesse, a depuis longtemps répondu à la question relative à la nature des rêves, en appelant « rêves diurnes » les créations en l’air de ceux qui s’abandonnent à leur fantaisie. Si, malgré un tel indice, le sens de nos songes le plus souvent nous demeure indistinct, cela tient à ceci que la nuit s’éveillent en nous encore certains désirs dont nous avons honte et que nous sommes forcés de cacher à nous-mêmes, qui par cela même sont refoulés, repoussés dans l’inconscient. Seule une expression des plus déformées peut être accordée à de tels désirs ainsi qu’à leurs rejetons. Lorsqu’il fut devenu possible à la science d’élucider la déformation du rêve, il devint facile de voir que les rêves nocturnes sont des réalisations de désirs au même  titre que les rêves diurnes, ces fantasmes que nous connaissons tous si bien. » (…)  » Laissons à présent les fantasmes et occupons-nous du poète! Sommes-nous vraiment autorisés à comparer le poète au « rêveur en plein jour » et ses créations à des rêves diurnes? Une première distinction s’impose ; nous devrons séparer les auteurs qui, tels les anciens poètes épiques et tragiques, reçoivent leurs thèmes tout faits de ceux qui semblent les créer spontanément. Tenons-nous-en à ces derniers et ne choisissons pas justement, pour servir à notre comparaison, les écrivains les plus estimés de la critique, mais plutôt ces auteurs de romans, de nouvelles, de contes, qui sont sans prétention niais qui, par contre, trouvent les plus nombreux et les plus empressés lecteurs et lectrices. Un trait nous frappe tout d’abord dans les œuvres de ces conteurs : on y trouve toujours un héros sur lequel se concentre l’intérêt, pour qui le poète cherche par tous les moyens à gagner notre sympathie et qu’une providence spéciale semble protéger. Ai-je abandonné à la fin d’un chapitre le héros évanoui et perdant son sang par de profondes blessures, je suis sûr de le retrouver, au début dit chapitre suivant, entouré de soins empressés et cri bonne voie de guérison. Et si le premier volume s’est terminé par le naufrage du vaisseau dans la mer déchaînée, vaisseau où se trouvait notre héros, Je suis certain qu’au commencement du deuxième volume j’apprendrai son sauvetage miraculeux sans lequel, du reste, le roman n’aurait pas de suite.  » (…) « On peut, je crois, sans peine reconnaître à cet indice d’invulnérabilité qui se trahit ici : c’est sa majesté le moi, héros de tous les rêves diurnes comme de tous les romans. » ( …. )  » Grâce à l’intelligence que nous avons acquise au sujet des fantasmes, nous devons nous attendre à ce que l’état des choses soit tel : un événement intense et actuel éveille chez le créateur le souvenir d’un événement plus ancien, le plus souvent d’un événement d’enfance ; de cet événement primitif dérive le désir qui trouve à se réaliser dans l’œuvre littéraire; on peut reconnaître dans l’œuvre elle-même aussi bien des éléments de l’impression actuelle que de l’ancien souvenir. » ( .. )  » N’oubliez pas que la façon, peut-être surprenante, dont j’ai souligné l’importance des souvenirs d’enfance dans la vie des créateurs, découle en dernier lieu de l’hypothèse d’après laquelle l’œuvre littéraire, tout comme le rêve diurne, serait une continuation et un substitut du jeu enfantin d’autrefois. » (..)  » Là encore le créateur conserve une certaine indépendance qui se manifeste dans le choix des sujets et dans les changements souvent notables qu’il se permet à leur égard. Mais, en tant que ces sujets sont donnés, ils proviennent du trésor du folklore : mythes, légendes et contes. L’étude de ces productions psychoethnologiques n’est certes pas encore achevée, mais, en ce qui touche par exemple les mythes, il semble tout à fait probable qu’ils sont les reliquats déformés des fantasmes de désir de nations entières, les rêves séculaires de la jeune humanité. » (…)   » Nous avons dit, vous vous le rappelez, que le rêveur éveillé cache soigneusement aux autres ses fantasmes, car il sent qu’il a des raisons d’en avoir honte. J’ajouterai que, nous les communiquât-il, cette révélation ne nous procurerait aucun plaisir. De pareils fantasmes, lorsque nous les rencontrons, nous semblent repoussants, ou bien tout simplement ils nous laissent froids. Mais lorsque le créateur littéraire joue devant nous ses jeux ou nous raconte ce que nous inclinons à considérer comme ses rêves diurnes personnels, nous éprouvons un très grand plaisir dû sans doute à la convergence de plusieurs sources de jouissance. Comment parvient-il à ce résultat ? C’est là son secret propre, et c’est dans la technique qui permet de surmonter cette répulsion qui, certes, est en rapport avec les limites existant entre chaque moi et les autres moi, que consiste essentiellement l’ars poetica. Nous pouvons deviner deux des moyens qu’emploie cette technique : le créateur d’art atténue le caractère du rêve diurne égoïste au moyen de changements et de voiles et il nous séduit par un bénéfice de plaisir purement formel, c’est-à-dire par un bénéfice de plaisir esthétique qu’il nous offre dans la représentation de ses fantasmes. On appelle prime de séduction, ou plaisir préliminaire, un pareil bénéfice de plaisir qui nous est offert afin de permettre la libération d’une jouissance supérieure émanant de sources psychiques bien plus profondes. Je crois que tout plaisir esthétique produit en nous par le créateur présente ce caractère de plaisir préliminaire, niais que la véritable jouissance de l’œuvre littéraire provient de ce que notre âme se trouve par elle soulagée de certaines tensions. Peut-être même le fait que le créateur nous met à même de jouir désormais de nos propres fantasmes sans scrupule ni honte contribue-t-il pour une large part à ce résultat? Nous pourrions ainsi nous trouver au début de recherches nouvelles,
intéressantes et complexes, mais, pour cette fois du moins, nous voici parvenus au terme de nos considérations. « 

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