Du féminin – Sigmund FREUD (1913) “ Le thème des trois coffrets”

« Deux scènes de Shakespeare, l’une gaie, l’autre tragique, m’ont donné dernièrement l’occasion de poser un petit problème et de le résoudre. La scène gaie est celle du choix que les  prétendants, dans Le Marchand de Venise, doivent faire entre trois coffrets. La jeune et sage Portia est obligée, par la volonté de son père, de ne prendre pour époux parmi ses prétendants que celui qui, de trois coffrets qu’on lui présente, saura choisir le bon. Les trois ,coffrets sont d’or, d’argent et de plomb ; le bon est celui qui contient le portrait de la jeune fille. Deux des concurrents se sont déjà retirés sans succès, ils avaient choisi l’or et l’argent. Bassanio, le troisième, se décide pour le plomb; par là, il obtient la fiancée qui, avant même l’épreuve du sort, avait éprouvé un penchant pour lui. »

(…)

« Mais tel est le sujet même d’une autre scène de Shakespeare dans l’un de ses drames les plus émouvants ; il ne s’agit plus cette fois du choix d’une fiancée et, néanmoins, on retrouve ici de secrètes analogies avec le choix des coffrets dans le Marchand de Venise. Le vieux roi Lear se décide, de son vivant encore, à partager son royaume entre ses trois filles, et ceci en proportion de l’amour qu’elles sauront lui manifester. Les deux aînées, Goneril et Régane, s’épuisent en protestations d’amour et en vantardises ; la troisième, Cordélia, s’y refuse. Le père devrait reconnaître et récompenser cet amour silencieux et effacé de la troisième, mais il le méconnaît, il repousse Cordélia et partage le royaume entre les deux autres, pour son propre malheur et celui de tous. N’y a-t-il pas là de nouveau une scène représentant le choix entre trois femmes, dont la plus jeune se trouve être la meilleure et la plus parfaite ? »

« Il pourra paraître surprenant que cette troisième femme, si parfaite, possède, dans bien des cas, outre sa beauté, encore certaines particularités. (…) Cordélia fie fait indistincte, peu apparente, comme le plomb; elle reste muette, elle « aime et se tait ». Cendrillon se cache pour qu’on ne puisse pas la trouver. Nous pouvons peut-être assimiler le fait de se cacher à celui d’être muet. Mais ce ne seraient encore là que deux cas sur les cinq que nous avons choisis. Cependant, chose remarquable, (….) Bassanio pendant son choix des coffrets, il est dit du plomb, d’une façon que rien ne prépare : Ta pâleur ou ta simplicité, me touche plus que l’éloquence (c’est-à dire que les manières criardes des deux autres). L’or et l’argent sont « bruyants » ; le plomb est muet comme Cordélia, vraiment, qui « aime et se tait » .
(….)
« Nous décidons-nous à voir les particularités de la troisième concentrées dans le « mutisme », la psychanalyse nous le dira : le mutisme en rêve est une représentation  usuelle de la mort  »

(…)

« Le poète nous permet de toucher du doigt le thème antique en faisant opérer le choix entre les trois sœurs par un homme vieilli et mourant. L’élaboration régressive qu’il entreprend ainsi du mythe, altéré par les déformations du désir, en laisse  transparaître le sens primitif au point que même une interprétation superficielle et allégorique des trois figures féminines du thème nous devient possible. On pourrait dire que ce sont les trois inévitables relations de l’homme à la femme qui sont ici représentées : voici la génératrice, la compagne et la destructrice. Ou bien les trois formes sous lesquelles se présente, au cours de la vie, l’image même de la mère : la mère elle-même, l’amante que l’homme choisit à l’image de celle-ci et, finalement, la Terre-Mère, qui le reprend à nouveau, Mais le vieil homme cherche vainement à ressaisir l’amour de la femme tel qu’il le reçut d’abord de sa mère ; seule la troisième des filles du Destin, la silencieuse déesse de la Mort, le recueillera dans ses bras. »

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