Un traitement psychanalytique de la dépression ?
https://doi.org/10.3917/cohe.200.0153
73Comment peut-on « guérir » d’une dépression ? Je crois qu’on peut dire que l’enjeu thérapeutique, vital, des dépressions réside dans cette formule : il faut pouvoir subjectiver sa haine, et donc la dissocier de celle de l’autre.
74Je tiens à souligner que la plupart des dépressions « sérieuses [23][23]Cet adjectif vient souligner l’importance d’un repérage… » demandent des interventions pluridisciplinaires. Il est rarement possible, pour une personne sévèrement déprimée, de faire l’économie d’un traitement médicamenteux. L’étendue des angoisses, des ruminations, des problèmes de sommeil, de la douleur d’exister…, non seulement rend la vie « réellement » insupportable ? de par l’insistance du réel des pulsions de mort ?, mais la manière avec laquelle cela vient figer la pensée rend le travail analytique presque impossible. Il faut desserrer cet étau pour redonner à la psyché une certaine capacité de mouvement. Il y a aussi d’autres sédations, non pharmacologiques, qui peuvent se montrer très utiles et elles sont souvent trop peu exploitées. Le sport, les activités culturelles et sociales au sens large sont d’autant plus intéressantes qu’elles ne sont pas pratiquées spontanément par les patients. Il faudra donc les y inviter voire les y accompagner, d’autres partenaires que le médecin peuvent ici trouver leur place : kinésithérapeutes, sociothérapeutes, artistes animateurs, infirmiers, associations culturelles, sans oublier les ressources « naturelles » de l’entourage. Cette articulation de prises en charge multiples n’est pas réservée au cadre d’éventuelles hospitalisations. Même en ambulatoire, une certaine offre relationnelle, kaléidoscopique, peut être proposée au patient et l’on verra ce qu’il en retient. Car c’est bien lui qui créera, à partir de ces disponibilités, son propre réseau qu’on verra s’apparenter à ce que Jean Oury a défini comme « constellation transférentielle » en psychothérapie institutionnelle. Si la psychothérapie institutionnelle peut se pratiquer en ambulatoire (P. Delion [24][24]P. Delion, Soigner la personne psychotique, op. cit.), cela ne veut pas dire que toutes les personnes déprimées doivent être entourées d’une armée de « thérapeutes » en plus de leur entourage mobilisé au quotidien ! Qu’il y ait constellation transférentielle ne veut pas dire non plus que cette « équipe » doive se réunir régulièrement pour harmoniser la « prise en charge » ! Il peut être plus pertinent que ces différents « intervenants » n’aient pas trop de contacts entre eux. En effet, si le travail analytique profite pour son avancement de cette toile de fond, il n’en garde pas moins sa spécificité même s’il ne peut pas prétendre à être l’alpha et l’oméga du traitement.
75Ainsi, M. Valentin continue à voir son médecin traitant et la psychiatre rencontrée à l’hôpital. Il effectue certaines démarches sociales et garde certains contacts avec ses collègues. Je ne m’empêche pas de questionner sa manière d’occuper son temps, risquant l’une ou l’autre suggestion sans trop m’y attarder. Essayant d’éviter le registre de la prescription « psychothérapeutique », j’ai estimé que ces interventions pouvaient réintroduire un mouvement favorable à celui de l’association libre ; comme une invitation au mouvement.
76Il est temps maintenant d’essayer de préciser ce que suppose, face à une telle dynamique clinique, un positionnement psychanalytique adapté quand l’insistance de la pulsion de mort occupe tant le terrain. Christophe Dejours me paraît, de nouveau, particulièrement pertinent à ce sujet :
« Toutefois, dans beaucoup de cas, il est vrai qu’on n’a pas affaire à la pulsion de mort isolée et que le passage à l’acte, la conduite perverse, la crise d’épilepsie, etc., offrent en quelque sorte une issue pour l’inconscient amential (pulsion de mort) et pour l’inconscient refoulé (pulsion de vie et corps érogène). Dans ce cas, la conduite pathologique se joue dans un climat de jouissance impressionnant [25][25]On se rappellera les ivresses carabinées de M. Valentin,…. C’est par rapport à ces conduites pathologiques que l’interprétation de la composante érotique, de façon classique, est discutable. En effet, au lieu de susciter un mouvement second de remaniement de la composante érotique, le risque est de cliver à nouveau la relation d’emprise, et d’aboutir ainsi à libérer la pulsion de mort de ses amarres libidinales. Au contraire, dans ces cas, l’analyste peut se déporter dans ses interventions sur ce qu’il saisit de l’emprise. Il donne alors une chance au patient d’avoir à réorganiser sa violence autrement, en s’appuyant, puisque l’analyste n’a pas compromis la composante érotique, sur les investissements entrouverts par la libido de transfert. C’est donc par une certaine posture face à ces comportements pathologiques que l’on peut favoriser les réaménagements qui conduiront progressivement au déplacement du clivage [26][26]C. Dejours, Le corps, d’abord, op. cit., p. 145.. »
78Très concrètement, il s’agit de ne pas trop s’attarder sur le matériel névrotique habituel ? ne pas l’interpréter trop vite ? pour marquer son intérêt par rapport à tout ce qui vient indiquer les enjeux de la haine, plus fondamentaux, que j’ai détaillés plus haut. Une certaine attitude de l’analyste vient indiquer l’importance de ces enjeux dans la vie du patient, et lui signifier qu’il n’est pas interdit de penser sa violence, que c’est même ce qu’il faut s’engager à faire. Subjectiver sa haine, disais-je. On éprouvera, dans le transfert, que la possibilité de soutenir une telle « attitude » d’attention à tout ce qui de la pulsion de mort s’est avéré destructeur (mais peut, maintenant, « resurgir » pour se voir « mis à l’œuvre » comme moteur de la négativité indispensable à tout travail de pensée) n’existe qu’en référence à sa propre analyse où la dimension vitale de la pulsion de mort a pu être éprouvée. Pour autant, cette question se trouvera relancée par le transfert avec une insistance toute particulière.
79Un des écueils « contre-transférentiels » se situera dans la difficulté à soutenir cette position inconfortable et dans le risque de revenir à une écoute plus traditionnelle que la haine vient déranger. En diminuant son implication transférentielle, l’analyste peut présenter les apparences d’une neutralité bienveillante qui produit, du coup, l’effet d’un déni de la violence qu’il peut ressentir lui-même. Ce que Ferenczi avait qualifié justement d’« hypocrisie professionnelle » et dans laquelle il voyait un redoublement du traumatisme de l’enfance, une répétition du silence des parents devant la violence dont l’enfant avait été l’objet. Il faudra, au contraire, trouver les moyens de ne pas sombrer dans une complaisance consistant à ériger le sujet en pure victime ; mais sans céder sur la reconnaissance de ce qui, dans l’histoire singulière de quelqu’un, même par omission, dans le silence, est venu lui faire violence et surtout le priver de la possibilité de penser cette violence.
« Cette position implique que le travail s’attaque non seulement à ce qui est positivement apporté par le patient dans les séances, mais aussi à tout ce qui y manque : sémiologie du négatif, du manquant. Il s’agit de l’interprétation du non-représenté, sans laquelle il n’y a pas d’analyse à proprement parler [27][27]Ibid., p. 145.. »
81Cette indication me paraît d’autant plus précieuse que dans le cas de M. Valentin, comme chez la plupart des personnes déprimées, les manifestations de la haine viennent s’inscrire en creux. Qui plus est, dans son cas, l’importance singulière des symptômes « somatiques » que l’on aurait pu considérer tantôt comme des expressions aiguës du stress, tantôt comme des conversions hystériques ? ce qu’ils sont sans doute aussi ?, venait donner à entrevoir que son corps était devenu le mémorial énigmatique d’un événement en attente de paroles.
82Vous pourrez vous rappeler mes perplexités et mon sentiment d’étrangeté, surtout dans la phase de début des entretiens ; le clivage émotionnel entre la violence des événements, des symptômes et le ressenti conscient de M. Valentin. Mais la dimension de l’« irreprésenté [28][28]Ce néologisme essaye de souligner qu’il ne s’agit pas seulement… » est encore plus manifeste dans les zones d’ombre qui entourent non seulement « l’accident » lui-même, mais aussi toute l’histoire familiale qui l’a précédé.
83Que le travail analytique vienne buter sur une absence de représentation est évidemment fréquent. C’est encore autre chose quand on rencontre une interdiction de la représentation et un devoir d’oubli qui semblent correspondre à la nécessité de protéger un parent. Mais cela fait partie des « trous noirs » des transmissions transgénérationnelles. « Trous noirs » non seulement par leur obscurité mais aussi par leur énorme pouvoir d’attraction, à l’instar des trous noirs découverts par les astrophysiciens et qui représentent une masse d’une telle densité qu’ils produisent une force gravitationnelle capable d’aspirer des étoiles et leurs systèmes.
84Les trous noirs transgénérationnels paraissent impensables mais ils ne cessent de produire du « destin », de la répétition. Quand on les rencontre dans une cure, il peut s’avérer indispensable d’induire ou de soutenir la recherche d’informations, que ce soit auprès de la famille ou, si nécessaire, par des moyens plus indirects. Une information « historique » vaut autant par son contenu que par tout ce qui l’entoure, notamment la façon dont elle peut être rapportée. Souvent, le chemin pour l’obtenir est lui-même essentiel. Aussi, quand M. Valentin me reparle de son souhait d’en savoir davantage sur son enfance tout en mettant en avant les difficultés diverses qu’il doit affronter pour y parvenir, j’essaie de lui signifier ce que je pense de l’importance de cette démarche tout en mesurant la temporalité d’un tel processus psychique.
C’est qu’il ne s’agit pas que de lui. Dans cette valse-hésitation qui le lie depuis très longtemps à sa mère, se retrouve ce que Ferenczi avait appelé « confusion de langue entre les adultes et l’enfant ». Pourtant, le matériel que M. Valentin a amené jusqu’à maintenant n’évoque pas une thématique d’abus sexuel dans la réalité. Il y a néanmoins eu une confusion de langue entre l’enfant qu’il a été et les adultes qui l’ont entouré dont le résultat paraît éminemment destructeur. Au moment où, sortant du coma, il s’est présenté comme l’enfant dont la force de vie avait triomphé de la mort, formidable et coupable d’être encore vivant, il ne semble pas avoir trouvé un univers narratif qui puisse donner sens à autant de violence [29][29]Comment expliquer autrement qu’il ait pu (ou dû ?) se fabriquer…. Ses paroles d’enfant n’étaient pas recevables et les questions qui (ré)émergent maintenant sont sans doute les mêmes qu’au sortir du coma.
Rien ne nous autorise à porter un jugement moral sur les aléas, au sein d’une famille, d’un pareil drame ; mais l’éthique de la psychanalyse tout autant que sa méthode nous imposent de mesurer, dans le détail, l’impact de la haine quand elle ne devient pas pensée. À charge pour nous, qui avons choisi ce type de rencontres, d’en assumer les conséquences cliniques.
Monsieur Valentin
1Monsieur Valentin a 52 ans. Quand je le rencontre pour la première fois il vient d’être hospitalisé dans le service de psychiatrie où je suis engagé à mi-temps en tant que psychologue clinicien. Ce séjour répond, a priori, à deux objectifs : prendre une certaine distance par rapport à la consommation d’alcool, et surtout réussir à retrouver un rythme de sommeil plus ou moins normal. C’est donc une brève hospitalisation qui est programmée, de l’ordre de trois semaines. La médecin psychiatre, qui a négocié le projet de cette hospitalisation et qui va suivre M. Valentin pendant son séjour, pense que ce serait une bonne idée qu’il en profite pour rencontrer un psychologue. Il n’y voit aucune objection, d’autant plus que c’est une démarche qu’il n’a jamais tentée et que ses troubles s’aggravent ; cela fait plusieurs mois qu’il n’a pas repris le travail. Dès le premier entretien il se montre très affable et coopératif, il n’a pas l’air trop gêné par le contexte particulier de cette rencontre. Il ne présente pas une symptomatologie psychiatrique lourde, son raisonnement n’est pas altéré et son rapport à la réalité paraît au premier abord s’apparenter à ce que Pierre Delion qualifie malicieusement de « névrosé poids moyen », ou à ce que Jean Oury range du côté des « normopathes » ; nous verrons d’ailleurs plus loin comment la normopathie peut, en tout cas ici, constituer une défense particulièrement puissante contre une souffrance à la limite de l’impensable.
2Monsieur Valentin va s’avérer être un patient « facile ». Autant sympathique et poli que réservé, il ne laissera pas beaucoup de souvenirs à l’équipe soignante. Mais une relation de confiance s’établit avec sa psychiatre et avec moi, au point où il se montrera demandeur de continuer à nous voir après son hospitalisation. Ainsi, pendant son séjour, j’ai eu l’occasion de le voir en entretien deux fois par semaine et depuis sa sortie, je maintiens avec lui le rythme d’une séance hebdomadaire.
3Au début de ce travail, il m’explique à la fois qu’il sait très bien pourquoi il est « dépressif » mais qu’en même temps, il ne voit pas comment faire pour s’en sortir. Et surtout, ce qu’il ne comprend pas, c’est que ses problèmes puissent avoir un tel retentissement sur sa santé.
4Voilà donc comment il me présente ses difficultés : tout allait bien jusqu’il y a deux ans, il prenait goût à son travail, profitait de ses vacances et menait avec sa femme une vie bien réglée et sans histoire. Seulement, un nouveau directeur est arrivé dans l’entreprise. C’est d’ailleurs M. Valentin qui l’a accueilli allant même jusqu’à lui trouver un logement. Leur contact semblait donc très bon, M. Valentin pensait qu’une sympathie réelle s’était établie entre eux. Il ne s’est donc pas méfié quand ce nouveau directeur lui a proposé d’expérimenter un poste de nuit qui pourrait le conduire à une promotion future. Pour lui, il ne s’agissait que d’un essai qui ne l’empêcherait pas de retravailler le jour s’il n’était pas concluant. Le travail de nuit s’est révélé très pénible pour notre patient. Les mois passant, il s’est rendu compte qu’il en perdait le sommeil. Et alors qu’il dormait de moins en moins bien de retour chez lui, après le travail, ses journées le confrontaient à un vide grandissant. Au manque d’énergie associé à la fatigue venaient s’ajouter un manque d’intérêt bientôt général, et une solitude inattendue provoquée par le décalage de son rythme de vie par rapport à son entourage. Sa consommation de bière se mit à augmenter.
5Il alla donc trouver son directeur pour lui faire savoir que ce poste de nuit ne lui convenait pas et que, suivant leur marché, il fallait prévoir de le faire réintégrer l’équipe de jour. Seulement, la tournure des événements le prit au dépourvu. Son supérieur se montra particulièrement froid et cassant, niant tout arrangement préalable, il fut même assez méprisant en laissant entendre à M. Valentin qu’il n’était de toute façon pas apte à occuper le poste qu’il briguait. Quant aux désagréments que lui occasionnait le travail de nuit, il n’avait qu’à s’en prendre à lui-même d’avoir « joué et perdu ». Tout cela fut pour M. Valentin autant une énorme surprise qu’un désappointement considérable, lui qui pensait avoir établi avec son directeur une relation presque amicale.
6Je dois préciser que ce récit m’est raconté avec un manque apparent d’implication affective, c’est d’ailleurs ce qui m’intrigue dès les premiers entretiens. Il y a un décalage surprenant entre la réserve émotionnelle avec laquelle M. Valentin parle de sa vie et ce que son discours évoque chez celui qui l’entend. Ainsi, quand je lui renvoie, sous forme de questions, qu’il a pu être d’abord extrêmement déçu puis très en colère, ou qu’il a dû se sentir trahi, je suis surpris de constater que ces formulations le prennent au dépourvu puis le font réfléchir comme si je venais de lui soumettre une interprétation élaborée. Il y a un clivage, terme que j’utilise ici de manière provisoirement descriptive, étonnant entre les enjeux affectifs que sa narration laisse clairement percevoir et ce qu’il est capable d’en ressentir consciemment. Nous verrons que ce « clivage » va encore plus loin.
7Revenons à son récit. Il s’est donc retrouvé contraint de continuer à travailler la nuit, accumulant le manque de sommeil et la fatigue jusqu’au jour où il a fait une « crise d’angoisse ». Il faut noter que ce terme de « crise d’angoisse » ne correspond pas à un vécu subjectivé de l’événement mais à la reprise d’un diagnostic médical. En effet, un matin où, comme d’habitude, il n’arrive pas à dormir convenablement, il se retrouve « paralysé » alors qu’il est allongé dans son lit. À la différence du terme « crise d’angoisse », le mot « paralysé » est celui qui lui vient pour définir son état. Il ne s’est donc pas senti angoissé mais c’est plutôt la « paralysie » qui l’a inquiété. Dès qu’il a pu de nouveau bouger, il s’est rué chez son médecin traitant pour se faire soigner et c’est là que ce dernier lui a dit qu’il avait fait une « crise d’angoisse » parce qu’il avait accumulé un « stress » que son corps ne supportait plus.
8Il dit avoir été très étonné par ce diagnostic pour la bonne et simple raison qu’il ne ressentait jamais de « stress », qu’il était, par définition, quelqu’un qui n’est jamais stressé.
Plus tard dans les entretiens, des problèmes beaucoup plus anciens d’hypertension pourront être mis en lien avec le même « clivage » entre des manifestations somatiques et une absence de conscience de l’émotion.
Commencer à interpréter ?
9Prenant acte de ces discordances si considérables entre les symptômes objectifs ou, si l’on préfère, manifestes de M. Valentin et la manière avec laquelle il essayait de rendre compte de son histoire, je me suis attaché à suivre son discours pour lui témoigner de temps en temps mes perplexités. Chemin faisant, il a commencé à se montrer intéressé, c’est-à-dire concerné, par mes interrogations. Celles-ci ne sont évidemment pas neutres, même ce qui pourrait apparaître comme de simples reformulations est inévitablement imprégné par le transfert qui relance aussi bien mes propres questions.
10Pour autant que je puisse m’en rendre compte, M. Valentin semble avoir accepté mon invitation à la psychanalyse en découvrant dans ce cadre une version pour lui inattendue des liens entre psyché et soma. Liens qui apparaîtront comme la possibilité de penser son histoire là où son corps va se révéler comme un « mémorial énigmatique ».
11Avant d’aller plus loin, il faut bien reconnaître que tout récit de cure est en lui-même une fiction [2][2]On se reportera à ce sujet à l’excellent livre de E. Porge,…. En m’attachant à retracer la manière selon laquelle la relation psychanalytique a évolué, je me rends compte d’un processus complexe qui comprend au moins deux aspects : au fur et à mesure de l’écriture, il devient de plus en plus difficile de rendre toutes les nuances de mes souvenirs et, parallèlement, j’en viens à être surpris par des associations que je n’avais jamais faites auparavant. L’écriture est par elle-même une sorte de prolongation de la cure autant qu’une possibilité de poursuivre la formation de l’analyste, à condition qu’elle ne vienne pas trop redoubler les résistances… Ainsi, la poursuite de ce récit clinique ne peut avoir la prétention d’être comme une démonstration d’hypothèses que je voudrais défendre. Plutôt se présente-t-il comme l’exposé lui-même d’une série d’hypothèses, plus ou moins conscientes, soumises à la « validation » d’un lecteur potentiel.
12Revenons à M. Valentin. J’ai l’impression que le premier élément qui a été mis au travail a tenu à l’insistance de cette question : comment y avait-il pu avoir un tel écart entre ce que son corps pouvait signifier de manière assez évidente aux regards des autres et le fait que cette évidence échappe tout à fait à sa conscience ?
13Le deuxième a été représenté par la découverte, plus exactement la prise de conscience, que des événements distincts de sa vie pouvaient être mis en liens. Assez rapidement, M. Valentin a été amené à me raconter qu’il avait fait, beaucoup plus jeune, une première « dépression », mais que, justement, cela n’avait rien à voir avec ce qui se passait maintenant.
14Cet énoncé sur le mode dénégatif avait attiré mon attention ; de quoi s’agissait-il ? Vers l’âge de 24 ans, il avait dû être hospitalisé à la suite d’une rupture amoureuse. Ce qui l’avait le plus touché, c’est que cette jeune femme avait mis fin à leur relation sans s’en expliquer vraiment et sans qu’il arrive à en comprendre les raisons. Cette séparation l’avait profondément attristé et déstabilisé, il s’était mis à boire beaucoup plus que de coutume, jusqu’à perdre un peu trop le contrôle de sa vie. Mais cette dépression en apparence facilement explicable avait disparu après une brève hospitalisation et avait ainsi été versée au registre banal des déceptions amoureuses et de l’éducation sentimentale de la jeunesse. Vraiment, cela n’avait rien de commun avec ce qu’il vivait maintenant. Je me permis de lui faire remarquer que dans ces deux situations, bien sûr fort différentes, se retrouvaient malgré tout à la fois la surprise face au rejet par un autre fortement investi et, par la suite, l’incompréhension totale de l’attitude de cet autre qui, par ailleurs, ne semble pas prêt à s’en expliquer. Cette interprétation le rendit d’abord perplexe avant qu’il convienne, en effet, de certaines ressemblances. En tout cas, cela venait entretenir le questionnement qu’il maintenait, d’une séance à l’autre.
15Avant qu’il ne quitte l’hôpital, je relevai mon étonnement devant l’absence d’agressivité que suscitaient les décisions, pour lui arbitraires, de son directeur. Ce phénomène n’avait pour lui rien d’anormal dans la mesure où il ne ressentait jamais d’agressivité aussi loin que remontent ses souvenirs. Devant la répétition de l’expression de mon étonnement, il se rappela une crise de colère pendant laquelle il s’était montré peu amène avec son « patron », mais l’événement s’était produit sous l’effet de la boisson. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois qu’il « explosait » après avoir bu quelques verres. En général il buvait tous les jours, certes, mais de manière « sociable ». Néanmoins, il lui arrivait, dans des circonstances exceptionnelles, de dépasser toute mesure pour en arriver au « trou noir ». Son épouse s’en inquiétait beaucoup alors qu’il avait tendance à minimiser les faits. Il reconnut, un peu plus tard, que c’était la seule solution vraiment efficace qu’il avait trouvé pour « souffler », c’est-à-dire pour arrêter de penser à ses soucis, arrêter de penser tout court et permettre une décharge momentanée de toutes ses tensions. Ce qu’il présentait d’abord comme son côté « bon vivant » s’avérera entretenir une série de liens très singuliers avec les questions du désir, de la violence et de la mort. De nouveau, quelque chose inscrit dans son corps rejouait, à son insu, une même histoire ; ce que j’avais appelé plus haut et provisoirement « mémorial énigmatique », sans doute dans la foulée de la lecture de Pierre Delion [3][3]P. Delion, Soigner la personne psychotique. Concepts, pratiques… qui rappelle comment Jean Oury lie le travail psychique au terme d’« historial », et donc, non pas tant à l’histoire qu’à sa narration.
16Nous aurons l’occasion d’essayer plus loin de comprendre comment et où [4][4]C’est-à-dire en termes topiques ou topologiques. s’est inscrite l’histoire de M. Valentin. Toujours est-il qu’à ce stade de nos entretiens, j’en suis venu à lui renvoyer qu’il avait peut-être quelques difficultés à « supporter [5][5]Les sens multiples du verbe me semblent ici tout à fait… » ce qui relève de l’agressivité pour préférer l’exprimer sans la ressentir. Je me demandais aussi si les divers symptômes de sa « dépression » ne pouvaient pas se comprendre, au moins en partie, par une sorte de retournement de cette agressivité contre lui-même, dans une situation où il avait beaucoup de raisons d’être en colère. J’essayais d’orienter sa perplexité, de la nourrir en formulant des questions ouvertes comme autant de nouvelles énigmes. Tout cela semblait l’amener à conclure qu’il fallait poursuivre les entretiens avec moi, parallèlement au suivi médical et à une série de démarches sociales dans lesquelles il plaçait de grands espoirs. Il pensait toujours que la guérison de sa dépression dépendait surtout de la possibilité de retrouver un travail adapté à ses besoins, mais une certaine réflexion sur sa vie commençait à vraiment l’intéresser. Il serait peut-être plus juste de le dire autrement : d’une énigme à l’autre commençait à se profiler quelque chose qui, de toute évidence, se réfléchissait dans sa vie et le concernait au plus haut point.
17S’ensuivit une série d’entretiens où il venait me raconter les aléas de ses démarches professionnelles, la persistance de ses problèmes de sommeil. Ses ruminations étaient, d’une semaine à l’autre, diverties diversement par le mouvement que lui imposaient les circonstances de la vie familiale. Je constatais que sa situation était d’autant plus pénible que, depuis de nombreuses années, son seul « loisir », à part la boisson que sa psychiatre venait de lui interdire, était la lecture. Or, cette pratique de la lecture trouvait tout son sens dans le réglage de la distance avec l’autre. Ainsi son travail lui offrait-il une socialité riche ? le « contact clientèle » disait-il ? mais qui restait plutôt superficielle. Le reste du temps il préférait la solitude que lui procurait la lecture. Quand il prenait des vacances, il choisissait toujours une destination qui lui permettait de passer le plus clair de son temps à lire au bord d’une piscine sans chercher aucunement à entrer en contact avec d’autres personnes que sa femme.
18Mais dès lors qu’il ne travaillait plus, qu’il se retrouvait beaucoup plus souvent seul sans l’avoir voulu, la lecture, tout comme d’autres centres d’intérêt, perdait une grande partie de son sens. Toute sa vie, son rapport au monde et aux autres s’était retrouvé totalement déréglé dans un premier temps par le travail de nuit puis par son interruption. Ses symptômes l’avaient conduit à multiplier les arrêts de travail sur des périodes de plus en plus longues. Préférant a priori travailler que rester chez lui, il avait fait quelques tentatives de reprise qui s’étaient soldées par de nouveaux symptômes somatiques énigmatiques. Par exemple, de retour sur son lieu de travail, il se mettait à transpirer au point de se retrouver complètement trempé. Il en déduisait bien que quelque chose n’allait pas mais était tout étonné quand un collègue y voyait un signe majeur de stress. C’est bien plus tard qu’il y repensa, au cours d’un entretien où il me demanda en me regardant s’il ne fallait pas voir là, tout simplement, la traduction d’une peur dont il n’avait pourtant pas pu prendre conscience sur le moment.
Les semaines passant, M. Valentin commença à espérer de moins en moins que l’aboutissement de ses démarches sociales lui permettrait de retrouver son travail de jour. Entre les moments d’abattement et d’aboulie, malgré ses ruminations, nos entretiens nourrissaient un certain travail de la pensée. Il se rappela, lors d’une séance, ce que je lui avais dit un jour sur sa difficulté à « supporter » son agressivité et le risque, du coup, qu’elle ne se retourne contre lui. En fait, il commençait à penser que j’avais peut-être raison mais cela restait quand même étrange pour lui qui était « toujours si calme ».
C’est alors que s’ouvrit une nouvelle porte. Avec un sourire, il évoqua que s’il devait en croire sa mère, il n’avait sûrement pas toujours été comme ça, finalement. En effet, elle lui avait raconté qu’autour de ses 3 ans, il était tellement turbulent qu’elle devait « l’attacher au radiateur » pour qu’il « ne grimpe pas partout ». À l’époque, ses parents tenaient un magasin. La trop grande activité motrice du tout jeune M. Valentin nécessitait quelques sévères mesures de contention ! Tout cela avait changé après « l’accident ». Il semblait penser que je savais de quel accident il était question, il était sûr de m’en avoir parlé au début de nos entretiens. C’est possible, mais alors de quelle manière l’avait-il évoqué pour qu’un tel événement n’attire pas plus mon attention ? En effet, on n’oublie pas facilement ce qu’il va me raconter à moins, au contraire, qu’on vous fasse savoir, d’une manière ou d’une autre, que vous devez l’oublier…
L’accident
19Alors qu’il avait 6 ans, il a été victime d’un « grave » accident de la circulation. La voiture conduite par son père entra en choc frontal avec un autre véhicule. Son père et son frère furent tués sur le coup. Quant à lui, il resta plusieurs mois hospitalisé dans un état « grave ». Après deux mois de coma, il se réveilla avec la moitié du corps « paralysée » et ne retrouva une mobilité normale qu’après une très longue rééducation.
20De tout cela, comme du reste de son histoire, il parle d’une façon relativement égale mais derrière laquelle on peut sentir un mélange entre une émotion retenue, comme interdite, et quelque chose de plus énigmatique qui viendrait s’inscrire en creux, l’étrange présence d’un vide… Il sait très peu de choses de cet accident, aucun détail sur les circonstances, aucune information sur les responsabilités de chacun des conducteurs. Par contre, il se « souvient » de l’enterrement de son père et de son frère alors qu’il a eu lieu pendant son coma et qu’il ne pouvait donc y être présent…
21Il aimerait bien en savoir davantage, se pose quelques questions, mais il n’y a aucun moment possible pour en parler : pendant les fêtes de famille, ça risquerait de « casser l’ambiance » et ça le gêne d’en discuter avec sa mère en présence de son père… Car il a « toujours » un père vivant. À la suite de l’accident, sa mère et lui se sont retrouvés seuls. Cette dernière a dû rendre le commerce pour trouver un emploi salarié et ils ont quitté la maison pour un petit appartement. Trois ans plus tard, sa mère s’est remariée. Il a bientôt eu un nouveau frère qui n’est resté son « demi-frère » que quelques années. En effet, quand il avait 14 ans, son beau-père l’a adopté et est donc devenu, « tout simplement », son père. À 15 ans, il a d’ailleurs changé de nom, dans la suite de l’adoption.
22À part ça, il ne lui est rien arrivé de très spécial (!). Hormis la dépression provoquée par la rupture amoureuse, sa vie a été très « normale ». D’ailleurs, son adolescence s’est déroulée sans problème… Après l’accident il est devenu un enfant très calme, très sage, plutôt solitaire et timide.
23En un sens, certains de ses symptômes peuvent se lire comme des conversions hystériques témoignant, comme Freud nous l’a enseigné, d’une redoutable efficacité du refoulement. Ainsi, quand il s’est retrouvé « paralysé » dans son lit, adulte connaissant des difficultés professionnelles, il a sans doute ? ce qui n’a pas échappé à la sagacité de son médecin ? fait l’analogon d’une « crise d’angoisse » dont l’absence de ressenti pourrait évoquer la « belle indifférence » caractéristique de l’hystérie. Cette « belle indifférence » signe la réussite du refoulement par la disparition de l’affect.
24Il y a sans doute de ça chez M. Valentin, d’autant que les aléas de la relation avec son directeur font entrevoir une forte dimension d’homosexualité latente dont le traitement ne donne pas lieu à la production d’idées de persécution mais bien à une expression névrotique. Devant l’affirmation phallique, « virile », de son supérieur hiérarchique, il se retrouve ambivalent : d’un côté, il n’accepte pas de se voir réduit à la passivité qui correspond, imaginairement, au consentement à se faire féminiser par le père, il continue à espérer secrètement que c’est lui qui finira par avoir « le dessus », la position phallique dominante comme l’indique si bien le sens commun ; d’un autre côté, il lui est impossible de « mobiliser » vraiment son agressivité pour s’affirmer dans le conflit, quitte, le cas échéant, à nier l’autre en sortant de la relation duelle. Lui ne peut oublier son directeur, il continue à espérer que cette figure paternelle l’aimera de nouveau, autant qu’il souhaite finir un jour par gagner, par s’imposer.
25En cela, il reste enfermé dans un conflit fantasmatique névrotique, toujours (pour reprendre les indications de Lacan) à la limite de la père-version, et cette homosexualité latente se colore nettement d’éléments sado-masochistes.
Néanmoins, je ne crois pas que le registre névrotique suffise à expliquer ce qui lui arrive.
Traumatisme, pulsion de mort et troisième topique
26On se rappellera que la nécessité théorique du concept de « pulsion de mort » n’était pas seulement pour Freud un problème métapsychologique, il s’agissait aussi pour lui de rendre compte d’un certain nombre de manifestations cliniques ne semblant pas pouvoir être expliquées par les logiques du conflit névrotique entre principe de réalité et principe de plaisir.
27Dès les premières lignes d’« Au-delà du principe de plaisir [6][6]S. Freud, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981. », Freud annonce que les névroses de guerre, les névroses traumatiques en général ou encore les « névroses de destin » témoignent d’une contrainte à la répétition d’expériences douloureuses qui l’a amené à revoir sa théorie des pulsions. C’est le point d’origine clinique du concept de pulsion de mort.
28Je crois que l’on peut légitimement avancer qu’il y a chez M. Valentin, et depuis longtemps, les symptômes d’une névrose traumatique. Je pense notamment à ses abus épisodiques d’alcool qui vont extrêmement loin puisqu’ils le conduisent très souvent au coma où se répète l’expérience du « trou noir ». Freud disait que « les hystériques souffrent de réminiscences ». Ici, avec cette répétition à minima de l’expérience du coma, nous sommes devant un point de souffrance inconnu du sujet, non pas parce qu’il aurait fait l’objet d’un refoulement ? ce qui suppose une trace mnésique ? mais justement parce qu’il renvoie à un moment de suspension de la possibilité de la moindre inscription psychique. Ceci étant dit, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de souvenirs ? même refoulés ? qu’il n’y a pas de mémoire. S’il n’y a pas de réminiscence, il y a une reviviscence. Certaines traces de l’expérience traumatique insistent, comme dans la recherche d’une symbolisation possible.
29C’est, notamment, pour rendre compte de tels phénomènes que l’hypothèse d’une troisième topique me paraît extrêmement féconde. Si l’on suit Christophe Dejours, on peut penser que les traces du trauma ont bien été inscrites quelque part, dans un lieu qui échappe à la fois à la conscience et à l’inconscient tel que Freud l’a défini (rappelons simplement que, pour Freud, l’inconscient est fait de pensées) et qui serait un inconscient « amential [7][7]Jean Laplanche préfère, pour parler de la même chose, le terme… », sans pensée :
« Celui-ci (l’inconscient) serait composé de deux secteurs distincts. Le premier secteur serait constitué par le refoulement originaire ; c’est l’inconscient sexuel, appelé aussi inconscient refoulé. Le second secteur de l’inconscient serait formé en contrepartie de la violence exercée par les parents contre la pensée de l’enfant. Lorsque, en réponse à la séduction exercée par l’adulte sur le corps de l’enfant, l’activité de pensée de ce dernier déclenche la violence de l’adulte, la pensée de l’enfant s’arrête [8][8]C. Dejours, Le corps, d’abord, Paris, Payot, 2003.. »
31Dans la construction que nous propose Dejours, il y a donc quatre « lieux » psychiques au sein de sa troisième topique : le préconscient, le conscient, l’inconscient refoulé et l’inconscient amential. C’est alors la résistance du clivage entre ces deux formes d’inconscient qui expliquerait le fait que la répétition des sensations traumatiques n’arrive pas à s’inscrire sur le mode d’une narration fantasmatique névrotique.
32Dans le cas de M. Valentin, certains symptômes paraissent liés à l’effet d’un refoulement. Ils sont ainsi accessibles par l’interprétation. Mais d’autres se manifestent par une absence de représentations qui trahit, comme y insiste Dejours, un rapport très particulier à la violence. Nous voyons dans son extrême gentillesse les raisons mêmes de sa dépressivité, et c’est sans doute cette coexistence étrange entre sa normopathie et ce que j’appellerai une sorte de psychopathie retournée sur elle-même [9][9]Là où la colère du psychopathe explose, celle de M. Valentin… qui m’a fait choisir ce pseudonyme. Valentin est un prénom qui évoque la gentillesse et la bonté d’âme, c’est ainsi le saint patron des amoureux. Mais c’est aussi le jour que choisit Al Capone, en 1929, pour opérer un des règlements de compte les plus sanglants de la guerre des gangs pendant la prohibition, sorte de Saint-Barthélemy de la pègre.
Dans l’inconscient amential, selon Christophe Dejours, prévaut la pulsion de mort qui échappe au traitement qui l’érotiserait si le clivage avec l’inconscient refoulé n’était pas si cadenassé. Pour autant, il ne faudrait pas associer de façon trop univoque la symbolisation des mouvements pulsionnels à la tendance unificatrice d’Éros ou à l’érotisation du corps instinctuel. La précision nous impose d’éviter certaines ambiguïtés inhérentes à l’histoire du concept de « pulsion de mort ».
Petite généalogie de la pulsion de mort
33La pulsion de mort a mauvaise réputation, il n’est pourtant pas certain qu’elle le mérite autant. À bien y regarder, c’est en effet un concept ambigu.
34Reprenons un peu sa généalogie. Comme on le sait, Freud l’introduit dans sa doctrine dans le fameux « Au-delà du principe de plaisir ». Pour l’inventeur de la psychanalyse, la psyché est, par essence, conflictuelle. Ainsi les pulsions se retrouvent-elles inévitablement en opposition de par le dualisme antagonique qui les caractérise. Dans le cadre de la première topique, c’est la faim qui s’oppose à l’amour, les pulsions d’autoconservation à la libido. Mais l’introduction du narcissisme vient brouiller les cartes. Il y a donc une nécessité théorique à retrouver un mouvement pulsionnel qui puisse, par « nature », s’opposer à ce que la psychanalyse a découvert de la sexualité.
35Dans la deuxième topique, la libido devient « pulsion de vie ». Cette terminologie n’est pas neutre dans la mesure où le dualisme pulsionnel antagonique pourrait recouvrir un combat de la vie contre la mort [10][10]C’est d’ailleurs la conclusion de Malaise dans la culture,…. Mais à partir de cette évidence surgissent les paradoxes. La pulsion de mort est définie comme la tendance du vivant au retour à l’inanimé. À la différence d’Éros qui distingue radicalement la sexualité humaine de l’instinctualité animale, la pulsion de mort habite tous les êtres vivants. C’est en tout cas ce que Freud avance quand il s’appuie sur la biologie des organismes unicellulaires, montrant comment ils s’intoxiquent avec leurs propres déchets. La pulsion de mort aurait aussi la particularité d’avoir un but par ailleurs irreprésentable dans l’inconscient. Il est possible que son nom même nous égare. Et la mort s’oppose-t-elle si simplement à la vie ? N’est-ce pas davantage une conception moïque, « ego-centrée », d’opposer sa mort à venir, à la vie qu’on ne veut pas perdre ? En effet d’un point de vue biologique, la mort est nécessaire à la vie. Non seulement il faut tuer, détruire, pour assurer son autoconservation, mais aussi la disparition des individus est une condition nécessaire au progrès de l’espèce et même à la complexification en mouvement du vivant. Il n’y a d’ailleurs aucune vie concevable sans un début et une fin. Aussi, il y a tout lieu de penser que la pulsion de mort est, par bien des aspects, vitale. Même dans l’« Au-delà… » dont le propos peut paraître très sombre, une indication fondamentale nous est laissée par le génie de Freud. Cette compulsion à la répétition d’expériences douloureuses qui s’accompagne d’« un gain de plaisir d’une autre sorte [11][11]Gageons que c’est dans cette expression freudienne que Lacan a… » explique, comme nous l’avons déjà vu, la clinique des névroses traumatiques. Mais elle permet aussi de comprendre le ressort des processus de symbolisations qui constituent la réalisation humaine la plus élaborée. C’est en effet la pulsion de mort qui anime le jeu du Fort-da, jeu qui permet de traverser la prise de conscience, potentiellement traumatique, des absences de la mère par l’accès à l’univers du langage où un objet peut devenir manquant dans la réalité mondaine, tout en restant présent dans la réalité psychique. Ce que Dominique Poissonier, dans son livre consacré à la pulsion de mort, a bien souligné :
« On peut dire que c’est à la pulsion de mort que nous devons le pouvoir de parler in absentis ou in abstracto. Celle-ci a donc une incidence majeure, tant dans la constitution du sujet que dans la perte de l’objet, c’est-à-dire dans la constitution du monde des objets. […] Ainsi la pulsion de mort est-elle essentielle à toute possibilité de discours [12][12]D. Poissonnier, La pulsion de mort de Freud à Lacan, Toulouse,…. »
37Quelques remarques sur le jeu du Fort-da : l’articulation signifiante n’est pas une pure opération intellectuelle, elle suppose au contraire une implication totale du corps. La bobine est aggrippée par les mains puis jetée au loin, sans doute aussi violemment que l’enfant le peut, et ramenée avec autant de détermination. Les signifiants « fort » et « da » sont prononcés à voix haute. Comme le rappelle Gérard Pommier, un signifiant est bien une « image acoustique » selon la définition de De Saussure, c’est-à-dire que son existence tient aussi à sa matérialité sonore et à l’effort phonatoire pour le produire. Au jeu de la bobine est associé celui de se faire disparaître dans le miroir (la psyché !) en bougeant la totalité du corps.
38Je veux indiquer ici que si la pulsion de mort vient habiter l’accès au symbole, c’est par le biais d’une grande activité motrice. D’ailleurs, le lien entre la motricité et Thanatos est très vite relevé par Freud. C’est ce lien consubstantiel qui amènera à toutes les déclinaisons freudiennes ultérieures de la pulsion de mort : reprise de la « pulsion d’emprise », « pulsion de destruction », « tendance à l’agression », ou « à la désunion ». La pulsion de mort possède, au même titre que les pulsions sexuelles, des zones corporelles qui sont sources d’excitation. Ce ne sont pas les muqueuses ou les orifices du corps, comme pour Éros. C’est la musculature et la peau. Cette indication freudienne qui me paraît relativement négligée va venir nous guider sur les chemins de la dépression.
39Résumons ce que nous retenons de ce concept de pulsion de mort : il s’agit bien d’une tendance violente à la destruction, mais pour vivre il faut détruire ; cette tendance violente recouvre l’exercice de la motricité ; la motricité ne se résume pas à des actions physiques au sens habituel du terme, comme le jeu du Fort-da l’indiquait, Freud définit l’activité de penser comme « une motricité intériorisée » ; c’est conforme à la constatation selon laquelle la pensée n’est rendue possible que par le symbole de la négation qui, au niveau des concepts, est une forme de destruction…
40Et c’est maintenant confirmé par les avancées des neurosciences :
« Par ailleurs, Rizzolati (1996) a mis en évidence l’existence dans le cortex de neurones-miroirs, pour lesquels il n’y a pas de différence entre une action effectuée par le sujet, une action simplement représentée ou une action effectuée par un autre et observée par le sujet. Ce qui veut dire qu’action et représentation sont traitées de la même manière, que la représentation est une “action interne” […]. M. Jeannerod (2004), à la suite de J.D. Vincent (1986), propose le néologisme de “représentaction” pour souligner le fait. La représentation est une action interne, elle rencontre les contraintes de toute action, elle est représentaction plus que copie interne, plus que simple duplication, elle est une “production” interne de l’action [13][13]R. Roussillon, « La représentance et l’activation pulsionnelle…. »
42Il ne faut peut-être donc pas avoir peur de « la pulsion de mort » en tant que telle. Ce sont certains de ses avatars qui deviennent pathologiques. Quant au travail de la cure analytique, s’il repose sur une relance des processus de symbolisation, c’est qu’il s’appuie d’une certaine manière sur la pulsion de mort. Je dirais qu’il s’agit de mettre la pulsion de mort « à l’œuvre », c’est-à-dire de permettre à la motricité de trouver l’issue de la sublimation. Et créer une œuvre ? le mot ne doit pas être entendu dans sa grandiloquence, plutôt dans son sens d’« ouvrage » –, se mettre à l’ouvrage, passe aussi par l’exercice de la musculature : parler, marcher, lire, travailler, écrire, nager, peindre ou classer ses timbres-poste…, penser !
43Nous voilà revenus à M. Valentin et à ce qui réunit ceux qui se retrouvent déprimés. Toutes les formes de motricité ? du simple fait de se lever le matin, à la possibilité de se changer les idées, d’avoir une pensée en mouvement ? se retrouvent entravées. Je pense que c’est la violence inhérente au mouvement de la vie qui ne peut plus être supportée ou, si l’on veut, assumée.
44Qu’est-ce qui rend ce jaillissement de l’élan vital, cette force du désir comme « effort pour persévérer dans l’être » selon les mots de Spinoza, tout d’un coup interdit ?
45Sans doute y a-t-il d’abord une fragilité plus ancienne. On se rappelle que M. Valentin a commencé sa vie comme bébé hyperactif puis comme enfant turbulent. Après l’accident, il est devenu un fils étonnamment sage, en fait timide et inhibé. Le caractère traumatique de cet accident ne résulte peut-être pas que de sa brutalité réelle. On est frappé par l’absence de narrations, de récits décrivant ses circonstances. Plus encore, je me suis rendu compte que M. Valentin ne savait presque rien de son père et de son frère. Pas de récits non plus, ou très peu, du temps d’avant la mort. À défaut de fictions narratives mettant en scène une histoire tragique, le drame de la mort vient habiter le corps de manière permanente en interdisant que « ça » ne bouge trop.
46Maintenant, M. Valentin voudrait savoir. Il est animé par une multitude de questions sur cette enfance évacuée par le coma. Mais le voilà partagé, il ne faudrait pas qu’il tarde trop, sa mère devient âgée. En même temps, il n’est pas sûr qu’elle soit prête à en parler tellement il pense que les blessures restent ouvertes, quarante-six ans après. Peut-être se trompe-t-il, mais rien que sa réticence à aborder ce sujet avec elle et en présence de son père adoptif laisserait à penser que, dans les suites de l’accident, il a senti une interdiction secrète portant sur le savoir de ce qui s’était passé. Et c’est cette interdiction secrète qui vient redoubler le traumatisme, par exemple, en rendant impossible tout le travail psychique nécessaire à l’élaboration de la culpabilité de survivre à ceux qui étaient aussi ses rivaux dans la relation avec sa mère. Au stade où nous en sommes dans les entretiens, je risquerais en effet cette hypothèse ; rappelons qu’après l’accident il se retrouve seul avec elle et qu’ils vivent en couple pendant plusieurs années, partageant le silence sur les deuils innommables.
47On voit ici réapparaître la violence de l’adulte qui vient interdire la pensée de l’enfant suivant la formulation de Dejours. Comme on l’a vu, il ne s’agit pas du tout d’une maltraitance au sens propre. Mais l’interdiction secrète de poser des questions sur un tel événement est en soi une violence, parfois inconsciente, que l’adulte impose à l’enfant. Violence traumatique parce qu’elle interdit à ce qui, de la pulsion de mort, est mobilisé de trouver l’issue sublimatoire de la symbolisation. Elle cantonne le travail de la pulsion de mort à la répétition de l’expérience de la violence sur le corps à partir de l’inconscient amential (Dejours) ou enclavé (Laplanche). Elle contraint le corps et ses symptômes somatiques à devenir un mémorial énigmatique du traumatisme plutôt que de créer par l’esprit l’espace d’un historial.
Mais comment cette fragilité se transforme-t-elle en dépression ?
D’une certaine sensibilité à la haine
48Vraisemblement, à l’occasion d’une mauvaise rencontre avec la haine. C’est un certain retour à Lacan qui me permet de déployer plus avant ma lecture théorico-clinique. Nous allons ainsi abandonner une perspective topique pour un raisonnement topologique. Autrement dit, je vais essayer de repérer comment la difficulté pour un sujet à soutenir le mouvement du désir s’éclaire par son rapport aux formes de l’altérité correspondant aux trois registres du réel, de l’imaginaire et du symbolique : l’objet a, objet pulsionnel cause du désir ; l’autre, mon semblable ; l’Autre non comme transcendance incarnée mais comme opérateur logique, symbolique. Ce qui, dans cette dynamique, est topologique, c’est qu’on ne peut pas la penser en s’appuyant sur une délimitation claire entre le dehors et le dedans. Le sujet humain recherche dans le monde ce qui lui est le plus intime. Il pense que l’objet de son désir est quelque part dans la réalité mondaine, alors qu’il est tout autant ce qui, du plus profond de lui-même, insiste à son insu.
49De même, l’Autre se verra couramment appelé Dieu, ce qui exprime à quel point il est à l’origine de l’existence du sujet ; pour autant, il est résumé par la contrainte logique qui fait que pour qu’une parole soit possible, il faut présupposer la présence d’un auditeur qui ne peut se réduire tout à fait à la personne qui m’entend.
50Revenons une nouvelle fois à M. Valentin : quelle mauvaise rencontre avec la haine a-t-il pu faire pour en être déprimé ? Une femme qui le quitte, un patron qui le trompe. D’où vient donc cette haine ? Et quel rapport étroit peut lier haine et dépression ? Le déprimé n’est pas un être haineux, à l’instar de l’extrême réserve qui le caractérise. A-t-il seulement le droit d’exister ? Il se le demande tellement sérieusement, de manière si obsédante.
51Nous rejoignons ici ce qui, pour Freud, distinguait la tristesse du deuil du caractère pathologique de la mélancolie :
« La mélancolie se caractérise du point de vue psychique par une dépression profondément douloureuse, une suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité et la diminution du sentiment d’estime de soi qui se manifeste en des auto-reproches et des auto-injures et va jusqu’à l’attente délirante du châtiment. Ce tableau nous devient plus compréhensible lorsque nous considérons que le deuil présente les mêmes traits sauf un seul : le trouble du sentiment d’estime de soi manque dans son cas [14][14]S. Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Paris,…. »
53Cette dimension d’auto-reproches, ou parfois simplement « la diminution du sentiment d’estime de soi », vient signer la logique pathologique. Le déprimé serait-il devenu un être détestable ?
« La perte de l’objet d’amour est une occasion privilégiée de faire valoir et apparaître l’ambivalence des relations d’amour [15][15]Ibid., p. 160.. »
« Et si l’amour pour l’objet, qui ne peut pas être abandonné tandis que l’objet lui-même est abandonné, s’est réfugié dans l’identification narcissique, la haine entre en action sur cet objet substitutif en l’injuriant, en le rabaissant [16][16]« Déprimer : v. tr., est emprunté (1314) au latin deprimere…, en le faisant souffrir et en prenant à cette souffrance une satisfaction sadique [17][17]S. Freud, « Deuil et mélancolie », op. cit., p. 161.. »
55Voilà qui confirme la clinique quotidienne, les personnes déprimées se vivent comme un objet de haine ? formulation finalement plus précise que « la diminution du sentiment d’estime de soi » ? même quand les auto-reproches ne vont pas jusqu’à l’expression délirante de la mélancolie.
56Si la psychanalyse nous permet de découvrir derrière le vécu dépressif celui d’être un objet de haine, nous enseigne-t-elle plus précisément de quel type d’objet il s’agit et de qui vient cette haine ? Nous pensons qu’il y a peut-être moyen de reprendre la description freudienne pour montrer que la dramaturgie de la dépression ne tient pas seulement, par le biais d’une identification narcissique à l’objet d’amour perdu, à un retournement sur le moi de la haine contenue dans l’ambivalence de la relation. Il ne s’agit pas seulement d’un drame intérieur, mais aussi, comme nous l’indique l’histoire de M. Valentin, de la rencontre dans certaines circonstances d’une haine de l’autre revenant dans le réel : la rupture imposée par une femme aimée, la tromperie méchante d’un patron a priori apprécié et respecté.
« Les causes déclenchantes de la mélancolie débordent en général le cas bien clair de la perte due à la mort et englobent toutes les situations où l’on subit un préjudice, une humiliation, une déception, situations qui peuvent introduire dans la relation une opposition d’amour et de haine ou renforcer une ambivalence déjà présente [18][18]Ibid., p. 161.. »
Autrement dit, quand le futur déprimé se trouve confronté à des situations où la haine est extrêmement présente, des situations où le sentiment d’être haï ? le « préjudice », l’« humiliation » ? provoque la violence de sa propre haine, il va s’interdire de se laisser aller à la vengeance. Il va reculer devant l’« agressivité » jusqu’à venir inhiber l’ensemble de sa motricité en consentant à se constituer non pas comme un sujet haineux ? ce que le sujet ne peut s’empêcher d’être aussi, fondamentalement ? mais comme un objet de haine.
Être un objet de haine
58Reprenons une question que nous avons laissée en suspens : quand les personnes déprimées se retrouvent constituées en objets de haine, de quel type d’objet s’agit-il ? Nous pouvons relancer notre réflexion à partir d’une autre constatation clinique. J’ai été frappé par une remarque qui se trouve dans la préface de la nouvelle édition de Malaise dans la culture, où Jacques André cite Freud écrivant à Lou Andreas-Salomé : « L’anal est le symbole de ce qui est à rejeter, à éliminer de l’existence. »
59Il me semble que ce lien de la haine avec l’analité peut éclairer ce que c’est qu’être un « objet de haine ». Et ça éclaire du même coup cette constatation, extrêmement fréquente avec les gens qui sont déprimés, qu’ils en arrivent inévitablement à dire : « je suis une merde ; je ne suis qu’une merde ! » et donc : « je suis quelque chose qui est à rejeter de l’existence ».
60La personne déprimée serait celle qui se constitue comme son propre objet de haine et sous la forme privilégiée de l’objet fécal, de cet objet qui a la particularité de sans cesse chuter, ce qui correspond à la phénoménologie de la dépression.
61Les « déprimés » chutent et restent couchés, plus rien de leur corps ou de leur parole ne peut s’ériger. Ils sont rattrapés par une gravitation mortelle.
62Mais cette identification à un objet fécal signerait alors l’impossibilité, face à la haine, de pouvoir soutenir une position de sujet désirant. Pourrait-on dire que le sujet va se trouver comme happé vers une position d’objet pulsionnel, ce que Jacques Lacan avait désigné comme objet a ? En effet, on est en droit de penser que quelque chose de cet ordre se produit clairement dans la mélancolie.
63Une telle identification a alors ceci de particulier que l’objet pulsionnel en question n’est plus « phallicisé » (en termes lacaniens), érotisé (en termes freudiens). En effet, cela n’a rien à voir avec la composante anale que l’on peut retrouver ? là, extrêmement érotisée ? dans les compulsions obsessionnelles ou dans les pratiques perverses, notamment sado-masochistes. N’être plus qu’une « merde », c’est être devenu un pur objet de haine, objet à virer non plus au compte d’Éros mais bien à celui de Thanatos. On retrouve la logique qui conduisait Freud à voir dans la mélancolie l’expression d’une « pure culture de la pulsion de mort ».
64Ainsi les processus dépressiogènes correspondent-ils à une forme de « déphallicisation » qui, du sujet, s’étend au monde même dans lequel vit la personne déprimée. Qu’est-ce que le « phallus » ? On peut en trouver une belle définition, aussi claire que condensée, dans le Dictionnaire de la psychanalyse [19][19]Chez Larousse, sous la direction de R. Chemama, Paris, 1995. :
« … signifiant désignant l’ensemble des effets du signifiant sur le sujet, et en particulier la perte liée à la prise de la sexualité dans le langage ».
66C’est cette partie perdue de la sexualité que le refoulement originaire va projeter sur le monde en le rendant brillant et attractif. De ce point de vue, toute dépression se présente comme une défaite de la sexualité et semble nous indiquer que, pour revoir le phallus dans la beauté du monde, il faudra supporter la haine.
Une lâcheté morale ?
67Lacan a présenté la dépression comme la conséquence d’une certaine « lâcheté morale ». Celle-ci n’est pas sans faire écho à Freud citant Hamlet : « C’est ainsi que la conscience morale fait de nous tous des lâches… » En fait, voilà comment la citation shakespearienne vient s’insérer dans le texte freudien :
« Cela peut bien avoir dérangé l’architecture de ce traité, mais correspond tout à fait à l’intention de mettre en avant le sentiment de culpabilité comme le problème le plus important du développement de la culture, et de montrer que le prix à payer pour le progrès de la culture est une perte de bonheur, de par l’élévation du sentiment de culpabilité [20][20]S. Freud, Malaise dans la culture, op. cit., p. 77.. »
69Ici, nous sommes renvoyés à une note en bas de page que je vais retranscrire intégralement :
« “C’est ainsi que la conscience morale fait de nous tous des lâches…” [Shakespeare, monologue de Hamlet (Hamlet, III, 1)] Le fait de dissimuler à l’être adolescent quel rôle la sexualité jouera dans sa vie n’est pas l’unique reproche qu’on doive adresser à l’éducation d’aujourd’hui. Elle pèche en outre en ceci qu’elle ne le prépare pas à l’agression dont il est destiné à devenir l’objet (c’est moi qui souligne). En lâchant la jeunesse dans la vie avec une orientation psychologique aussi inexacte, l’éducation ne se comporte pas autrement que si l’on équipait des gens partant pour une expédition polaire avec des vêtements d’été et des cartes des lacs lombards. Un certain abus des exigences éthiques apparaît ici avec netteté. La sévérité de celles-ci ne causerait guère de dommages si l’éducation disait : tels devraient être les hommes pour devenir heureux et pour en rendre d’autres heureux ; mais il faut s’attendre à ce qu’ils ne soient pas tels. Au lieu de cela, on fait croire à l’adolescent que tous les autres remplissent les prescriptions éthiques, qu’ils sont tous vertueux. Par là on fonde aussi l’exigence que lui aussi le devienne [21][21]Ibid.. »
71Outre le fait que la lecture de Malaise dans la culture éclaire singulièrement la dépression par son étude de la transformation de « la tendance à l’agression » en « besoin de punition », que de cette manière il constitue un des ouvrages de référence pour comprendre pourquoi la « dépression » est devenue la « maladie du xxie siècle », ces lignes ? même si elles peuvent paraître datées ? exemplifient la violence de l’adulte quand il rend la haine impensable à l’enfant. Ainsi M. Valentin s’est-il retrouvé projeté dans la dureté d’un univers polaire ? les morts violentes de son père et de son frère, sa survie ? sans qu’une équipe de secours ne vienne lui fournir le matériel pour éviter la glaciation, glaciation des avatars du désir et du destin qui le laisse si vulnérable devant ce que la haine fait résonner en lui.
« Le même raisonnement conduira Freud à reconnaître les prototypes de la haine dans la lutte du moi pour son affirmation [22][22]J. André dans la préface à Malaise dans la culture, op. cit.. »
Notes
- [1]
Une première version de ce cas clinique ainsi qu’un développement théorique plus succinct ont été publiés dans la revue Psychiatrie française sous le titre « Subjectiver la haine », vol. XXXVIII, oct. 2007.
- [2]
On se reportera à ce sujet à l’excellent livre de E. Porge, Transmettre la clinique psychanalytique. Freud, Lacan, Aujourd’hui, Toulouse, érès, 2005.
- [3]
P. Delion, Soigner la personne psychotique. Concepts, pratiques et perspectives de la psychothérapie institutionnelle, Paris, Dunod, 2005.
- [4]
C’est-à-dire en termes topiques ou topologiques.
- [5]
Les sens multiples du verbe me semblent ici tout à fait évocateurs : soutenir un ressenti et soutenir une action.
- [6]
S. Freud, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
- [7]
Jean Laplanche préfère, pour parler de la même chose, le terme d’« inconscient enclavé ».
- [8]
C. Dejours, Le corps, d’abord, Paris, Payot, 2003.
- [9]
Là où la colère du psychopathe explose, celle de M. Valentin produit une implosion psychique.
- [10]
C’est d’ailleurs la conclusion de Malaise dans la culture, Paris, puf, coll. « Quadrige », 2002.
- [11]
Gageons que c’est dans cette expression freudienne que Lacan a trouvé une des premières définitions de ce qu’il allait définir sous le terme de « jouissance ». Pour autant, la jouissance trouve bien son origine dans la pulsion de mort. C’est ce que Lacan a plus tard distingué comme « jouissance de l’Autre », à l’opposé de la « jouissance phallique » qui correspond, en termes freudiens, à un processus secondaire d’intrication d’Éros avec Thanatos.
- [12]
D. Poissonnier, La pulsion de mort de Freud à Lacan, Toulouse, érès, 1998, p. 76-78.
- [13]
R. Roussillon, « La représentance et l’activation pulsionnelle » Neurosciences et psychanalyse, rfp, t. lxxi, puf, avril 2007.
- [14]
S. Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 148-149.
- [15]
Ibid., p. 160.
- [16]
« Déprimer : v. tr., est emprunté (1314) au latin deprimere “presser de haut en bas”, de de- et premere (presser), d’où “abaisser, enfoncer” et au figuré “rabaisser” » dans A. Rey (sous la direction de), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992.
- [17]
S. Freud, « Deuil et mélancolie », op. cit., p. 161.
- [18]
Ibid., p. 161.
- [19]
Chez Larousse, sous la direction de R. Chemama, Paris, 1995.
- [20]
S. Freud, Malaise dans la culture, op. cit., p. 77.
- [21]
Ibid.
- [22]
J. André dans la préface à Malaise dans la culture, op. cit.
- [23]
Cet adjectif vient souligner l’importance d’un repérage clinique qui distingue les dépressions « vraies » du vécu normal du deuil qui est de plus en plus, abusivement, considéré comme un état pathologique. À ce sujet, il est intéressant de remarquer que le dsm-IV indique que les manifestations majeures du deuil ne peuvent être qualifiées de « normales » que si elles ne s’étendent pas sur plus de deux mois ! Il est pourtant de constatation courante qu’un deuil normal peut très logiquement prendre plusieurs années. Même si son expression devient avec le temps moins spectaculaire, quel critère normatif peut réserver à deux mois sa phase « aiguë » ? Le deuil, comme expérience humaine incontournable, a-t-il encore sa place dans notre société ? En 1915, Freud pouvait écrire : « Le deuil sévère, la réaction à la perte d’une personne aimée, comporte le même état d’âme douloureux, la perte de l’intérêt pour le monde extérieur ? dans la mesure où il ne rappelle pas le défunt ?, la perte de la capacité de choisir quelque nouvel objet d’amour que ce soit ? ce qui voudrait dire qu’on remplace celui dont on est en deuil ?, l’abandon de toute activité qui n’est pas en relation avec le souvenir du défunt. Nous concevons facilement que cette inhibition et cette limitation du moi expriment le fait que l’individu s’adonne exclusivement à son deuil, de sorte que rien ne reste pour d’autres projets et d’autres intérêts. Au fond ce comportement nous semble non pathologique pour la seule raison que nous savons si bien l’expliquer (c’est moi qui souligne). » Et : « Il est aussi très remarquable qu’il ne nous vienne jamais à l’idée de considérer le deuil comme un état pathologique et d’en confier le traitement à un médecin bien qu’il s’écarte sérieusement du comportement normal. Nous comptons bien qu’il sera surmonté après un certain laps de temps, et nous considérons qu’il serait inopportun et même nuisible de le perturber (c’est moi qui souligne). » (« Deuil et mélancolie », op. cit.).
Freud pourrait-il encore écrire la même chose aujourd’hui ? - [24]
P. Delion, Soigner la personne psychotique, op. cit.
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On se rappellera les ivresses carabinées de M. Valentin, occasion autant de décharges pulsionnelles que de « retrouvailles » avec le coma.
- [26]
C. Dejours, Le corps, d’abord, op. cit., p. 145.
- [27]
Ibid., p. 145.
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Ce néologisme essaye de souligner qu’il ne s’agit pas seulement de « non-représenté » dans un sens purement descriptif, mais aussi de l’effet d’une force qui refuse la représentation.
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Comment expliquer autrement qu’il ait pu (ou dû ?) se fabriquer un faux souvenir de l’enterrement de son père et de son frère ?