Le Moïse de Freud

La statue de Moïse est une sculpture de Michel-Ange, exécutée vers 1513–1515, intégrée dans le Tombeau de Jules II dans la basilique Saint-Pierre-aux-Liens à Rome

L’homme Moïse et la religion monothéiste 1938-39.

Du chef primitif à Moïse : Le père de la horde (Totem et Tabou) une fois mort cède sa place au père chef de famille. L’animal totémique dérivé du trait prélevé sur la dépouille du père de la horde cède sa place à un Dieu suprême et bientôt unique. A ce moment-là le père de la horde retrouve toute sa souveraineté et sa puissance est restaurée, c’est le retour de Dieu le père auprès duquel on peut totalement s’abandonner. La religion devient la religion du père. Fatalement de l’amour du père découle la rivalité envers lui et l’hostilité à son encontre ce qui engendre un sentiment de culpabilité. S’imposent toujours de nouveaux renoncements pulsionnels voir une ascèse forcenée pour n’avoir pas complètement respecté les commandements de Dieu le père ou pour prévenir d’une éventuelle flexion face à la rigueur qu’impose la religion, ainsi la seule issue permise est le sacrifice. D’abord Moïse lui-même fut sacrifié puis le christ fils de Dieu, un sacrifice qui avait pour objectif de s’affranchir de tous les péchés. Le parricide devient le péché originel et le sacrifice du fils fait office de rédemption. Une fois sacrifié ce fils devient au côté du père Dieu lui-même, le christianisme devient la religion du fils. Les juifs en refusant le christ font l’aveu d’avoir mis à mort le père, en tant que le christ est le symptôme du parricide du crime originel. Freud nous dit qu’en refusant le meurtre du père, les juifs ont pris sur eux la responsabilité tragique de la faute originelle. Et d’ailleurs, nous pouvons ajouter que c’est bien parce qu’il y a eu refus de ce parricide que le meurtre du père a fait symptôme sous la forme du monothéisme. En tant que le judaïsme est l’effet de ce premier refoulement il en porte la trace c’est à dire la responsabilité du meurtre du père. On peut rapprocher cela de la dénégation, à partir du moment où il y a négation du meurtre du père, il y a levée du refoulement, donc une sorte de jugement d’attribution (bejahung). Ainsi le Christianisme serait lui aussi un effet d’un second refoulement du meurtre du père sous la forme du meurtre du fils.

Introduction

Dans la préface des éditions, folio essais, 2013, rédigée par Marie Moscovici, l’œuvre est située comme l’aboutissement d’un travail qui a commencé avec « Totem et Tabou » en 1913, et s’est poursuivi par d’autres textes majeurs : « le Moïse de Michel Ange » de 1914, « psychologie des foules et analyse du moi » de 1921. L’auteur de la préface cite également « l’analyse  terminable et l’analyse interminable » et entre autres « Vue d’ensemble des névroses de transfert ».

Ainsi la réflexion de Freud chemine, il s’agit d’un véritable parcours sur plus de vingt années, un parcours qui mêle ses réflexions à des questions qui le concerne en tant qu’homme, que père de la psychanalyse, en tant que juif mais aussi en tant que fils de Jakob Freud. L’écriture de cette dernière œuvre lui prendra 5 années de 1934 à 1939, il s’agit non seulement de sa dernière œuvre et à ce titre elle occupe la place de testament, mais si «l’homme Moïse» s’installe à cette place, c’est aussi en vertu de son lègue pour la psychanalyse : le pouvoir et la puissance de la nomination. Rappelons que Freud est malade lorsqu’il rédige ce texte.  Marie Moscovici nous dit que le trajet de cette œuvre depuis l’idée à la réalisation a à voir avec le travail d’une cure analytique.

Le contexte historique est celui de la montée du nazisme et de l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Marie Moscovie met en évidence au travers des correspondances entre Freud et Zweig le climat d’inquiétude qui maille en toile de fond leurs échanges. La question juive les interpelle, mais ce qui semble particulièrement interroger Freud se situe à deux niveaux.  Dans sa lettre du 30 septembre 1934 adressé à Zweig il écrira «  en face des nouvelles persécutions, on se demande de nouveau comment le juif est devenu ce qu’il est et pourquoi il s’est attiré cette haine éternelle ».[1] D’autre part l’inquiétude de Freud ne se place pas vis à vis de lui-même en tant que juif, mais réside dans le devenir de la psychanalyse, elle risque d’être interdite. Nous pouvons souligner la dimension presque tragicomique du contexte historique et de cet ouvrage, c’est dans une Europe vérolée par l’antisémitisme et très chrétienne que Freud avance ses idées sur la religion juive, cela à l’effet d’une bombe, certains iront jusqu’à qualifier le grand homme d’antisémite, cela nous montre ainsi la qualité essentielle de la psychanalyse, c’est à dire sa dimension subversive. En 1938 l’Anchluss (l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne), pousse Freud hors de l’Autriche.  L’home Moïse est une sorte de mise en abîme, les deux hommes à près de 5000 années de distance connaissent le même sort, un exode forcé

D’emblée Freud nous prévient, s’annonce dans la dernière partie intitulé une récapitulation, c’est à dire une répétition. Ainsi, à l’instar du travail analytique quelque chose se répète,  à la manière de la cure cette répétition se déplace peu à peu, de séance en séance pour former une trajectoire qui ne tourne pas en rond mais crée une sorte de spirale délivrant des coordonnées à chaque fois un peu différentes. Freud s’emploie ici, à résumer et récapituler, il le dit lui-même et se soutient de cette répétition en y ajoutant quelque chose, que nous tenterons de saisir. S’excuse des coupes qu’il a effectuées dans son premier travail portant sur la genèse du peuple juif. Cette dernière réflexion, date de 1938, elle est le fruit d’un travail qui prend la suite de celui commencé en 1934 et publié dans la revue Imago (les deux premiers chapitres de l’homme Moïse). Freud nous dit qu’il n’a pu se résoudre à mettre de côté  ses premières réflexions. Il invoque clairement son départ forcé de Vienne en 1938 comme moteur de ces nouvelles réflexions. Nous pouvons penser qu’il y a pour lui une certaine urgence, tissée d’un impossible à renoncer aux premières trouvailles sur le fondement du monothéisme et  mue par un besoin impérieux de laisser une trace, la sienne, celle de la psychanalyse, là où on veut l’éradiquer. Ce second travail de 38, persiste et signe l’existence d’une pensée, alors qualifiée de science juive mettant invariablement en branle la fonction paternelle. Ainsi à l’insu de l’auteur, se produit une sorte de mise en abîme, dans une Europe néantisée, d’une figure délirante d’un père se prenant pour un Dieu, une figure non symbolisable faisant retour et trouant le réel dans l’horreur la plus indicible qui pèsera sur des générations entières et pour longtemps.

  • Le peuple d’Israël

L’auteur porte à notre connaissance sa méthode de travail : il recueille le matériel de la tradition qui lui semble utilisable, pour atteindre non pas la vérité mais la réalité psychique collective qui est au fondement du monothéisme.  Il commence par s’interroger sur la haine qui au cours des siècles a invariablement visée le peuple juif, pour en retirer la  « vitalité  des juifs  et de quelle manière leur caractère s’accorde avec leurs destinées »[1]. La note de bas de page, faisant référence à Manéthon qui souligne que les juifs anciens étaient appelés : « les lépreux », ce qui fait dire à Freud que cette appellation est issue d’une projection d’une représentation ressentie comme insupportable. Les juifs, orgueilleux et ayant une haute opinion d’eux-mêmes, se tiennent à l’écart des autres, les autres, alors se sentent exclus et font des juifs des lépreux.  Selon Freud il semble que les peuples côtoyant les juifs croyaient autant qu’eux-mêmes à l’idée que les juifs étaient le peuple élu, être l’élu du père tout puissant suscite toujours la jalousie des frères et sœurs. Ce peuple élu est un peuple qui paye encore, son refus. Ce refus est le refus d’un fils, les juifs n’ont pas reconnu le Christ comme rédempteur et Freud souligne que cela n’a fait que renforcer l’antisémitisme de ceux notamment qui ont reconnu le fils de Dieu comme nouveau Dieu. Nous pourrions même nous poser la question du monothéisme chrétien, puisqu’ils prient un Dieu qu’il nomme trinité, Dieu le père, le fils, le christ et le saint esprit.

Ce trait d’exception qui caractérise les juifs est directement hérité, par injonction, Moïse intime aux juifs de ne pas se mélanger aux autres, aux non-juifs. Nous pouvons pointer que cette idée va d’une certaine manière à l’encontre des théories de Freud déployée dans Totem et Tabou, les juifs ne seraient-ils par assujettis à la loi poussant les individus hors du clan et entrainant l’exogamie ? Dans la mesure où Moïse est le libérateur de juifs il en est aussi le créateur. Est-ce que cela revient à dire que pour Freud celui qui libère l’autre d’une quelconque emprise, devient celui qui crée l’autre en tant qu’autre désirant la liberté. Nous pouvons ajouter, que le désir de liberté part d’abord de Moïse lui-même, même si il semble ne faire que répondre à la demande de Dieu, néanmoins, nous pouvons penser que c’est parce qu’il désire être libre qu’il libère ce peuple qui devient de ce fait son peuple, qui du coup désire à son tour être libre. En d’autres termes nous pouvons reprendre, ici, l’aphorisme de J. Lacan dans « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, (Texte écrit en 1958 et retouché en 1960) : « le désir de l’homme est le désir de l’Autre » ceci montre bien aussi que le désir est toujours articulé à la demande.  Mais d’un autre point de vue nous pouvons aussi penser, qu’en libérant les juifs, Moïse assigne un nouveau maître aux juifs.

  • Le grand homme

Freud s’interroge sur le pouvoir d’influence de Moïse, ce qui lui confère le titre de : « grand homme ». Pose la question de l’origine de cette influence exercée sur un peuple, notre auteur en déduit qu’au-delà du charisme d’un leader d’autres raisons sont à la base de ce phénomène, raisons qui semblent être cachées. Dans un premier temps Freud semble admettre qu’un événement pareil résulte de plusieurs causes, puis dans un second temps, change de pied et nous dit qu’en dépit d’avoir trouvé plusieurs causes à la naissance du monothéisme, il faut se résoudre à l’idée que Moïse est la seule cause du monothéisme, ce qui le place d’emblée dans une position particulière. Freud déplie son idée sur ce pouvoir, extraordinaire il faut bien le dire, d’un seul homme. D’où vient ce pouvoir, cette influence ? Selon l’auteur l’influence du grand homme provient de sa personnalité et des idées qu’il engage. Se déploie une sorte de mécanisme, comparable à celui qui s’observe dans les phénomènes de foule. Le grand homme pointe le désir de la masse et réassigne un nouveau but à ce désir. On peut dire qu’il vient en tant qu’idéal occuper la place de l’idéal du moi de ses sujets. Mais Freud nous dit que néanmoins il y a dans ce phénomène quelque chose qui résiste à toutes explications : il dit «  un instant obscure »[2]. Le besoin d’autorité de la masse indique qu’il y a dans la psychologie de l’individu quelque chose qui le pousse à suivre un leader, Freud nous indique que c’est l’effet de la nostalgie du père. Ce grand homme personnifie un trait du père. Moustapha Safouan, dans un article : « Moïse hébreu, Moïse égyptien », pose la question de la  signification de cette figure de père, d’abord dans Totem et Tabou en tant que le parricide donne un statut symbolique au père en le réduisant à son nom, puis dans « le Moïse de Michel Ange », Safouan écrit : « ce statut en quelque sorte secondaire de l’homme Moïse ne signifie pas qu’il soit un père ordinaire, en chair et en os. C’est un père, c’est le cas de le dire, statufié. Idéal du père auquel seul le marbre offre la matière digne de ce qu’il s’y réalise : père idéal. Comme idéal du père, il nous juge, et nous aimerions nous cacher de son regard, mais en vain : puisque nous sommes par lui comme nous sommes en lui, en tant que père idéal où s’unifie le corps propre. »[3] Freud nous dit qu’il y a une sorte de condensation entre Moïse et Yahvé, ainsi le Dieu prié et adoré conserve les trait de caractère de Moïse, son irascibilité et l’implacabilité caractérisant le patriarche. Nous assistons à une sorte de saturation de la figure du grand homme, il est à la fois le père totémique de la horde à tuer et le patriarche représentant de Dieu. S’extrait de toutes ces condensations ce que  PL Assoun appelle le noyau paternel. La libération d’un « noyau paternel » est une sorte de surgissement se faisant par « fissilité » sorte de décondensation, fission, fissure. Sorte de travail de cure analytique, qui extrait du contenu manifeste le contenu latent. Le monothéisme juif marque le « retour à un Dieu- père unique, un, régnant sans limite »[4].

A partir de l’avènement de la loi monothéisme, médiatisée par Moïse lui-même, s’inscrit un devoir de mémoire un travail systématique de restauration de ce qui s’était perdu. Ce travail de mémoire implique, non seulement celui de la remémoration mais, nous pouvons y adjoindre la répétition. Freud pointe la perte comme noyau de cette répétition. Se répète une perte pourrait-on dire, ce qui peut nous laisser penser que « l’homme Moïse », en tant qu’il est le père mort fait office de perlaboration pour le père de la psychanalyse, effectivement c’est bien parce qu’il est mort, objet d’un parricide que la loi peut s’instaurer et qu’ainsi la nostalgie du père vient servir sa mémoire, la disparition de son corps a certainement également joué un rôle prépondérant, rappelons qu’il fut assassiné par ses fils selon la légende.

  • le progrès dans la vie de l’esprit (Geistigkeit )

Le mot « Geistigkeit » en allemand est intraduisible en français. C’est l’une des premières fois que Freud utilise ce mot. Dans la plus part de ses textes, Freud fait usage du mot « Geist » qui est traduit en français par : « esprit ». Johannes Biehler, dans son mémoire de DESS, 1984 : « La dynamique métapsychologique de la « Einsicht » (raison). Wißbegierde (besoin de savoir) et structuration psychique », nous dit : « Faire du « Geist » : « Geistikeit », c’est retranscrire un terme absolu dans un état ou une évolution. C’est une caractéristique d’autre chose. Ceci met Freud déjà quelque peu hors de la polémique philosophique. La syllabe – keit – à la fin d’un substantif allemand exprime le caractère ou ce qui a le trait du mot précédent. »[5] Donc nous pourrions traduire ce qui a le trait de l’esprit, mais nous serions pour sure à côté. Ce qui caractérise ce grand homme, le trait qui lui donne cette place de grand homme et de père est l’exode d’Egypte. « L’exode fut cette preuve de la religion de Moïse ». Freud note que c’est en son nom qu’est rappelé ce moment constitutif du monothéisme juif.

La loi est le fondement dans toutes civilisations, Le mythe de Totem et Tabou proscrit l’inceste et  inscrit l’exogamie comme fondement du clan, un clan du tous pareil, une fois le père mort en tant que signifiant d’exception il reste les fils castrés, le tous pareil devient le tous pour Un. Le père mort devient le Totem d’un clan, les fils en font religion, ainsi le totem est le représentant d’une certaine limitation de la pulsion. Dans ce paragraphe et dans le suivant Freud va articuler l’élévation de la vie de l’esprit et cette limitation de la pulsion prenant sa source dans la théorie déployée dans Totem et Tabou.

Le mythe de Moïse fait de ce père mort une condition dans l’élévation de l’esprit que promet le judaïsme. Une des lois axiale de la religion de Moïse est d’adorer un Dieu, mais un Dieu caché, un Dieu qu’il est interdit de voir et de représenter en image. Freud pointe que cet interdit va favoriser l’abstraction, c’est-à-dire qu’au lieu d’en passer par la pulsion scopique il est, alors,  nécessaire d’avoir recours à l’imaginaire et au symbolique pour se le représenter. Ce renoncement au pulsionnel pousse d’une certainement manière vers des processus secondarisés et marque une progression, Freud dit : «  un triomphe de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle… ».[6] Freud associe ce processus à celui de la surestimation intellectuelle, nommée par « toute puissance de la pensée », étape essentielle de l’hominisation, du pouvoir de la mise en mots sur celui du pulsionnel, sorte de domptage de la pulsion par les voies de l’intellectualisation, ce pouvoir Freud le situe au niveau de la nomination.

Freud situe également le triomphe de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle au niveau de l’ordre social, intervient le passage du matriarcat au patriarcat. Là où la sensorialité se place du côté maternel, le patriarcat se situe du côté de la spiritualité. La structure des langues fournie le modèle de la spiritualité, puisqu’en hébreu l’esprit et le souffle du vent sont fait du même mot. Le souffle de la vie humaine devient ainsi l’âme humaine qui prend fin avec le dernier souffle de l’homme. Ce souffle de la spiritualité, donc ce progrès de la vie de l’esprit, la « Geistikeit », est bien le souffle du père.

  • Renoncement aux pulsions

Freud puise dans sa clinique illustrant l’articulation entre renoncement aux pulsions et élévation de la vie de l’esprit. Lorsqu’une tension pulsionnelle émerge au sein du moi, la décharge motrice permet la réduction de cette tension et ainsi la satisfaction pulsionnelle, sachant que la pulsion est guidée par le principe de plaisir c’est-à-dire sa décharge et l’abaissement de la tension qui l’anime, appelée libido dont la qualité principale est d’être une énergie déplaçable. S’oppose au principe de plaisir celui de réalité, lorsqu’un danger potentiel se présente, le moi peut, pour protéger son intégrité, renoncer à la satisfaction pulsionnelle et différer la réalisation du principe de plaisir. Le renoncement à la satisfaction pulsionnelle implique l’augmentation de la tension pulsionnelle qui sera soulagée non pas par la décharge mais par le déplacement de la libido.

Pour étayer sa démonstration, l’auteur en passe par un point théorique, celui du surmoi. Dans le moi et l’idéale du moi (1923), au regard de la seconde topique, Freud nous dit qu’à l’issue de l’Œdipe se met en place une sédimentation des identifications aux parents, ce qui modifie le moi puisqu’elle forme une partie dans le moi qui s’oppose au reste du moi en formant le surmoi. Le surmoi est un résidu des premiers choix d’objets du ça.  Mais le surmoi n’est pas qu’un résidu du ça et qu’un effet de l’identification aux parents, il est aussi une formation réactionnelle contre eux. C’est à la fois une injonction « tu ne dois bien  te comporter » et à la fois « tu n’as pas le droit d’être comme ton père certaines lui sont réservées, tu en es exclu ». Ce double aspect est dû aux efforts que l’idéal du moi a entrepris pour refouler le complexe d’Œdipe. Le surmoi conserve le caractère du père dans la mesure où le père est celui qui s’oppose à l’accomplissement de l’Œdipe ce qui induit que l’enfant prend sur le modèle de son père la force nécessaire pour refouler le complexe.

Donc le surmoi est l’héritier du complexe d’Œdipe et donc il est l’expression des pulsions et du destin de la libido du ça.

Dans l’homme Moïse, Freud nous dit que le moi, avant de céder à la pulsion, prend en compte non seulement la réalité extérieur mais aussi les exigences du surmoi. Le moi est pris entre le marteau et l’enclume, c’est à dire que d’une part s’il renonce à l’accomplissement de la pulsion mécanisme produisant un déplaisir et d’autres par son insoumission au surmoi en induirait autant. Ce que pointe Freud ici est que le déplaisir lié au renoncement de la satisfaction pulsionnelle crée par voie de conséquence la satisfaction du surmoi – plaisir d’obéir au surmoi de s’y soumettre. Ce que Freud appelle une satisfaction substitutive. Le moi cherche par ce renoncement à être aimé du surmoi, de la même manière qu’il a cherché à être aimé du ça en transformant la libido d’objet en libido narcissique. De la même manière l’enfant renonce à sa pleine satisfaction pulsionnelle par amour pour ses parents.

Déjà en 1923 Freud disait du surmoi, qu’il est : « une formation substitutive qui remplace la nostalgie pour le père, il contient le germe à partir duquel toutes les religions se sont formées. Lorsque le moi se compare à son idéal le jugement qu’il porte sur sa propre insuffisance engendre le sentiment d’humilité religieuse auquel le croyant en appel dans sa ferveur nostalgique »[7].  La conscience morale et religieuse prolonge le rôle du père et la tension entre exigence du surmoi et les tendances du moi sont ressenties comme culpabilité. Dans Totem et Tabou, Freud développe l’idée que la religion et la restriction morale sont le fruit de la maitrise du complexe d’Œdipe, les sentiments sociaux le sont quand il faut surmonter la rivalité entre frères et sœurs ; ce patrimoine est transmis phylogénétiquement par le père.  Freud reprend cette idée dans l’homme Moïse pour déployer cette idée de l’élévation de l’esprit, non seulement l’amour pour le grand homme en vertu de son autorité pousse à accomplir des actions de dévotions, mais c’est bien en vertu de la présence de ce trait d’exception qu’il incarne que s’accompli cette soumission. Notons que, dans la mesure où le Dieu invisible semblable au vent et au souffle comme l’âme renvoie à la nostalgie du père par l’intermédiaire du surmoi, nous aurions à faire, non pas au surmoi mais à l’œuvre de l’idéal du moi, en tant qu’idéal à atteindre du père mettant au travail un désir parfaitement asymptotique.

Le patriarcat s’instaure et les fils porterons le nom du père, ceci est le point fort et la trouvaille de Freud. C’est à dire qu’au nom de Dieu le nom du père devient substitut d’un Dieu qu’il est interdit de nommer, c’est toute la puissance de la nomination qu’on retrouve ici. La vie de l’esprit qui ainsi s’est fait une place de choix au détriment de la pulsion se voit damer le pion « par le phénomène émotionnel, tout à fait énigmatique de la foi »[8]  La foi en Dieu, c’est à dire la foi dans ce qui est par extension sacré promeut l’interdit. Il y a on peut dire un point de paradoxe entre l’élévation de la vie de l’esprit et la dimension du sacré dans la mesure ou le sacré comporte une part d’irrationnelle. C’est à dire que personne ne sait pourquoi telle chose ou telle acte sont interdits. Freud nous dit que le sacré possède une part importante d’affectif, en effet  nous pourrions émettre l’hypothèse suivante : c’est comme si le pulsionnel passé par le maillage  de la vie de l’esprit, alors transformé en affect pouvait supporter et admettre ce réel, cet irrationnel du religieux, là ou seule la pensée rationnelle ne le tolérerait pas.  Freud nous dit très clairement que l’inceste comme interdit sacré à fait l’enjeu d’explication les plus diverses, mais que l’incertitude quant à son origine reste entière. Néanmoins Freud propose une hypothèse, l’exogamie évitant l’inceste est la volonté du père, une fois le père exclu du clan sa volonté prend un caractère sacré. Ainsi la volonté du père est sacrée, l’ambivalence comme trait du père caractérise le sacré, puisque : consacré et maudit, sont les deux acceptions permises du mot « sacer ». La volonté du père en tant qu’elle est sacrée consacre le père à une place d’intouchable, inspirant le plus haut respect et la plus grande crainte imposant le renoncement aux pulsions. La castration symbolique médiatisée par la circoncision est le représentant de ce renoncement. En imposant ce rituel, Moïse assoit sa domination sur son peuple, peuple soumis à l’autorité d’un père tout puissant et absolu. Sorte de  « retour à un Dieu- père unique, un, régnant sans limite »[9].

  • Le contenu de vérité de la religion

Freud développe dans le sous chapitre précédent l’idée d’Un Dieu tel le surmoi, désexualisé et élevé au statut d’idéal, ce que Freud nome : « un idéal de perfection éthique »[10]. Freud poursuit ici son propos en définissant l’éthique en tant que limitation de la pulsion que chaque croyant reprendra en tant qu’idéal du moi. Chacun règle ses rapports à ce Dieu en fonction de la distance à cet idéal et selon  leur vie affective, c’est à dire ; qu’étant donné ce statut d’idéal du moi que prend cet « être » suprême, toute entorse à la conformité attendue à son égard est ressentie comme déplaisir.   Paul-Laurent Assoun dans son article nous dit : L’« exigence éthique » est, avec l’absence de cérémonials magiques, la conséquence majeure du monothéisme (…) La croyance à l’Un-seul rompt, de son propre mouvement, avec l’esprit magique et fait surgir l’impératif de vérité-justice ».[11] Ainsi  le fétichisme de la magie des peuples archaïques venait traiter la jouissance du père de la horde, ainsi avec le monothéisme la jouissance du père laisse sa place à la culpabilité des fils (parricides) envers un grand Autre représenté par Moïse. S’opère ici un virage nous dit Assoun, de la sensorialité vers la spiritualité.

Ici Freud tente d’articuler ce passage (du pulsionnel au spirituel), à la question de la vérité qui d’un coup se fait le corolaire de l’éthique du monothéisme (cf Assoun).  Le peuple de Moïse est liée par un bien spirituel commun, ce lien est l’effet direct de la religion elle-même. D’une part parce qu’elle induit le travail nécessaire à une nouvelle représentation sublimée de Dieu, d’autre part la religion de Moïse est basée sur l’idée que le peuple des juifs est le peuple élu. De plus comme Freud la montré jusque là,  la religion de Moïse  impose un progrès de la vie de l’esprit, donc le renoncement pulsionnelle et la surestimation de l’intellectualisation.

Mais Freud nous dit que le monothéisme juif ne s’est construit en un jour, plusieurs siècles ont été nécessaires pour que ses préceptes soient intégrés. Une nécessaire suspension temporelle lui a permis de créer un espace, celui du monothéisme et cela n’a pu se faire que par l’exclusion de Moïse lui-même par un meurtre, ainsi l’effet de cette exclusion doit se comprendre au sens du refoulement, d’un rejet de l’homme lui-même. On sait la violence de sa mort et les années de déshérence du peuple juif, c’est dans l’après coup et grâce à ce qu’Assoun appelle un « temps d’incubation » que le retour à la religion de Moïse fut possible.

Ce dernier chapitre est le passage où Freud après avoir articulé le  pulsionnel au spirituel il l’associe à celle de la vérité.

  •  Le retour du refoulé

Freud prend appui sur la névrose individuelle et les mécanismes psychiques qui en découlent ; Le postulat de base de la psychanalyse est l’existence de l’inconscient et au regard de ce dernier, les expériences de la vie infantile qui ont fait pour un sujet fiction traumatique, alors inassimilables du fait de la précocité du moi infantile sont en partie refoulées en tant que représentations. L’énergie libidinale auxquelles ces représentations sont rattachées, sous le coup du refoulement se déplacent et se nouent à d’autres représentations laissées vacantes. Les revendications pulsionnelles de la même manière peuvent être refusées par le moi parce qu’elles comprennent un danger pour lui, et ainsi être refoulées. Les représentations refoulées, sont maintenues dans l’inconscient un temps, elles sont conter-investies et dans l’après-coup d’un nouvel évènement de la vie du sujet réapparaissent sous forme de symptômes, c’est le retour du refoulé. Souvent liée à d’autres représentations, ce retour du refoulé est déguisé mais comporte toujours un trait caractéristique de son origine ce qui le rend soluble à l’analyse. En partant de la psychologie individuelle, Freud déplie sa doctrine et la rapporte à la psychologie collective, ainsi le collectif connaîtrait les mêmes formations de symptômes que le névrosé. Ainsi il y aurait un refoulement possible au sein de la masse et par voie de conséquences un retour du refoulé.

  • La vérité historique

Freud articule cette notion de retour du refoulé à celle d’un Dieu unique. Freud nous explique que c’est le monothéisme en tant que la croyance en un Dieu unique qui a fait retour bien longtemps après la mort de son représentant Moïse. Reprend le mythe de Totem et Tabou qui on peut le dire, par l’entremise du Totem, fait du père un Dieu. Ainsi il y eu une forme de monothéisme, au fondement du Totémisme. Le monothéisme fut refoulé, mais comme tous refoulements les traces laissées par son passage sont en attente de réédification. Freud ajoute que l’idée d’un Dieu unique, dans le début de l’humanité s’est imprimée au sens d’une trace presque invisible mais indélébile parce qu’il s’agit des toutes premières expériences de l’humanité, cette idée dit-il est apparu comme un surgissement. Lorsque Moïse proposa à son peuple de croire et d’adorer un Dieu unique, cela eu pour effet de raviver les traces alors laissées par ce surgissement. Nous pouvons dire que dans cette conception la religion de Moïse est un symptôme, symptôme d’un sacrifice originel celui du meurtre du père. Les traces laissées par cette idée de surgissement d’un Dieu unique peuvent être qualifiées d’illusions, ainsi lorsque cette idée d’un Dieu fait retour, et dans la mesure où elle fait retour alors elle est vraie, comme le symptôme est la réalité à laquelle le sujet est fixé, l’illusion vraie d’un Dieu unique, qui fait retour, a la qualité d’une vérité. L’éthique du monothéisme c’est justement cette vérité mais qui n’est pas une vérité matérielle, une vérité historique, le retour du refoulé l’atteste.

  • L’évolution historique

Freud décrit dans ce dernier sous chapitre, l’évolution du retour du refoulé, entre la période de la horde primitive et l’avènement du monothéisme de Moïse.

Le père de la horde une fois mort cède sa place au père chef de famille. L’animal totémique dérivé du trait prélevé sur la dépouille du père de la horde cède sa place à un Dieu suprême et bientôt unique. A ce moment-là le père de la horde retrouve toute sa souveraineté et sa puissance est restaurée, c’est le retour de Dieu le père auprès duquel on peut totalement s’abandonner. La religion devient la religion du père. Fatalement de l’amour du père découle la rivalité envers lui et l’hostilité à son encontre ce qui engendre un sentiment de culpabilité. S’imposent toujours de nouveaux renoncements pulsionnels voir une ascèse forcenée pour n’avoir pas complètement respecté les commandements de Dieu le père ou pour prévenir d’une éventuelle flexion face à la rigueur qu’impose la religion, ainsi la seule issue permise est le sacrifice. D’abord Moïse lui-même fut sacrifié puis le christ fils de Dieu, un sacrifice qui avait pour objectif de s’affranchir de tous les péchés. Le parricide devient le péché originel et le sacrifice du fils fait office de rédemption. Une fois sacrifié ce fils devient au côté du père Dieu lui-même, le christianisme devient la religion du fils. Les juifs en refusant le christ font l’aveu d’avoir mis à mort le père, en tant que le christ est le symptôme du parricide du crime originel. Freud nous dit qu’en refusant le meurtre du père, les juifs ont pris sur eux la responsabilité tragique de la faute originelle. Et d’ailleurs, nous pouvons ajouter que c’est bien parce qu’il y a eu refus de ce parricide que le meurtre du père a fait symptôme sous la forme du monothéisme. En tant que le judaïsme est l’effet de ce premier refoulement il en porte la trace c’est à dire la responsabilité du meurtre du père. On peut rapprocher cela de la dénégation, à partir du moment où il y a négation du meurtre du père, il y a levée du refoulement, donc une sorte de jugement d’attribution (bejahung). Ainsi le Christianisme serait lui aussi un effet d’un second refoulement du meurtre du père sous la forme du meurtre du fils.

  • Conclusion

Nous pouvons reprendre cette idée de la vérité, qui scande le travail de Freud et notamment dans ce texte. Ce texte nous montre que cette tentative d’historisation est nécessaire pour en faire émerger une vérité. Comme PL Assoun le souligne il ne s’agit pas d’une vérité matériel mais historique au sens psychanalytique du terme, c’est à dire qu’à partir du moment ou un événement est l’effet d’un refoulé, c’est que quelque chose à exister. Ainsi l’historisation se situe au niveau de la reconstruction de cet événement. L’homme Moïse a conduit Freud « à découvrir, sous une forme mythique, l’enracinement de la loi dans le père mort, ou dans le père symbolique comme tel (….) Or, Freud écrivit L’homme Moïse et le monothéisme au moment où l’heure sonnait pour lui. Ce que l’autre (Lacan) appelle « assomption de l’être pour la mort signifiait ici concrètement qu’il était temps de se séparer du marbre comme de l’amour infini. Moïse n’était plus Moïse. L’homme Freud faisait savoir que son départ n’était pas un voyage à Rome, à San Pietro in Vincoli, et qu’il faisait ses « aDieux » à sa tribu et à la vie en ayant abandonné la promesse de rejoindre la figure idolâtrée de l’ancêtre – ce en quoi il payait jusqu’à la dernière goutte sa dette au nom de Yahweh.»[12].

[1] S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, préface, édition folio essais 2013, p. 20

[1] S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, préface, édition folio essais 2013, p. 201

[2] S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, préface, édition folio essais 2013, p. 207

[3] Moustapha Safouan, « Moïse hébreu, Moïse égyptien », Figures de la psychanalyse, 2013/1 (n° 25), p. 163-170. DOI 10.3917/fp.025.0163

[4] 8. S. Freud, L’homme Moïse…, III, Première partie, D, XVI, 189.

[5] Johannes Biehler, La dynamique métapsychologique de la « Einsicht ». Wißbegierde et structuration psychique, Mémoire de DESS, Université de Paris X – Nanterre, 1984 (section II). http://psychanalyse-paris.com/article760,760.html#nb19

[6] S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, préface, édition folio essais 2013, p. 212

[7] S. Freud, Le moi et le surmoi (idéal du moi) 1923 in le moi et le ça –  Essai de psychanalyse

[8] S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, préface, édition folio essais 2013, p. 218

[9] 8. S. Freud, L’homme Moïse…, III, Première partie, D, XVI, 189.

[10] S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, préface, édition folio essais 2013, p. 219

[11] Paul-Laurent Assoun, « L’Un inconscient Monothéisme et psychanalyse », Cliniques méditerranéennes 2006/1 (no 73), p. 25-37. DOI 10.3917/cm.073.0025

[12] Moustapha Safouan, « Moïse hébreu, Moïse égyptien », Figures de la psychanalyse 2013/1 (n° 25), p. 163-170. DOI 10.3917/fp.025.0163

 

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